tingayama

Un charme d’écureuil (Extrait I)

Je publie ici un récit que je ne qualifierais pas d’autobiographie. Même si…

Extrait I

A Aïda,

Qu’elle n’oublie jamais : 

« Aimer, c’est se perdre, malgré soi.» (NTM)

I

La lumière des lampadaires encore allumés formaient sur le bitume des sortes d’îlots. A vingt-deux heures, la municipalité éteignait deux lampadaires sur trois. On n’avait expliqué à personne les raisons d’une telle gestion, mais monsieur tout le monde se disait que c’était pour faire économie de l’énergie électrique. Il n’était cependant pas surprenant de trouver des lampadaires toujours allumés à huit heures du matin. Certaines rues de la ville, plongées entièrement dans le noir, du fait que la municipalité ne maintenait pas les installations électriques, constituaient de dangereux coupe-gorges. En poussant les jurons, les habitants continuaient de payer les frais dus à l’éclairage public, même si ledit éclairage ne se limitait qu’à deux rues du centre ville.

Monkeyhills était la deuxième plus grande ville de Karfoca, un pays de la côte ouest africaine, dont l’histoire, les noms des rues, des places publiques et même l’architecture de certains édifices, rappelaient le triple passage colonial allemand, anglais et français. Malgré sa densité et son influence politique, Monkeyhills demeurait vétuste, les rues défoncées, l’urbanisation inexistante, les habitations encore indigènes, insalubres et immondes. Lorsqu’on éteignait les lampadaires, certains malins expliquaient que le maire voulait cacher la pourriture de cette ville et que s’il avait pu, il éclipserait le soleil chaque jour et déroberait ainsi la vue de cette honte à ses habitants et aux touristes.

Mat maintenait son pied rageusement appuyé sur la pédale de l’accélérateur. Il devinait plutôt qu’il ne les distinguait, ces îlots de lumières. Il roulait. Parce que la route devant lui surgissait des phares. Son GPS mental n’avait programmé aucune destination précise. Aussi roulait-il, l’esprit brumeux.

L’aiguille de son compteur indiquait les 120 à l’heure. Son regard, englouti dans les ténèbres troubles de l’incompréhension, embrouillé par la frustration et la colère, n’y portait point d’attention. Par bonheur, la circulation, moins dense à cette heure, ne l’obligeait pas à la décélération, ni à embrayer et à débrayer de temps en temps. Il quitta la ville et continua d’écraser l’accélérateur, s’énervant que l’allure de la voiture ne lui offrît l’ivresse maximale pour se déconnecter de la douleur qui le corrodait silencieusement, mais atrocement. Il roula ainsi jusqu’à Chairville, un lieu-dit à une trentaine de kilomètres au sud de Monkeyhills. En prenant l’un des innombrables coudes de la route à cet endroit, il n’aperçut pas un couple d’amoureux qui s’enlaçait sur le trottoir. Il passa si près du couple que celui-ci dut faire un bond dans le fossé. Mat n’entendit pas les insultes et les imprécations qui le poursuivirent. Il n’en aurait eu cure s’il les eût entendues. Il traversa également ce lieu-dit, la conscience en divagation.

Cinq kilomètres plus loin, il entama les dangereux lacets de la faille de Devilmountain. Enchaînant trois virages en épingle sur une allure de 200km/h, il manqua d’emboutir un camion-remorque en panne, stationné sans triangle de pré-signalisation. Dès qu’il parvint à éviter le camion, la Mercedes 190 fit un tête-à-queue, le cul dans le précipice. Il pila sec, embraya précipitamment puis revint sur la chaussée. Il se rangea sur le bas-côté de la route, posa sa tête sur le volant. Elle répercutait douloureusement les battements affolés des tambours de son cœur empli de frayeur et l’adrénaline en crue.

Il connaissait le ravin qui finissait à plus de cent mètres plus bas. Y tomber signifiait un trépas certain. Deux années plus tôt, une famille amie, revenant des vacances d’août dans une Toyota, y trouva la mort. Les corps furent providentiellement retrouvés le lendemain par un chasseur autour de neuf heures alors que les mouches commençaient à voleter autour des orifices sans vie. Il assista personnellement à la remontée des victimes : son ami Joseph, son épouse Elise et les deux enfants, Denis et Dominique la puînée de deux ans, dont il était le parrain.

Plusieurs quarts d’heure s’écoulèrent. Lorsqu’il reprit la route de Monkeyhills, roulant doucement, il paraissait calmé. Alors, le film de cette infernale soirée défila, en play-back, broyant atrocement son cœur. Il ne pouvait pas y penser sans revenir à ces derniers mois d’une ardente passion. Son infortune lui fit se rappeler une histoire de son enfance. Il sourit à la comparaison qu’il fit entre Ida et l’écureuil. Ida, un écureuil ? Il secoua la tête. Amusé.

 

*

Cela remonte à sa première année du cours moyen. Son père partit un jour chasser. Le soir venu, il ne rentra pas. Le jour suivant, les habitants de Tand, partis à sa recherche, ne le retrouvèrent nulle part. Au crépuscule du troisième jour, la gendarmerie de Glue-city, un bourg à une quarantaine de kilomètres au nord de Tand, le ramena. Il semblait ébranlé. Il ne salua personne. Prit une douche puis, sans dîner, rentra se coucher.

Le lendemain, la famille, les amis vinrent lui rendre visite et essayer de comprendre le mystère de sa disparition. A toutes les questions, il répondait qu’il ignorait ce qui lui est arrivé : « Je n’ai pas retrouvé le chemin de ma maison, c’est tout ». Comment quelqu’un, bien portant, n’étant pas sous l’effet de l’alcool ou de quelque drogue, peut-il perdre le chemin de sa maison ? C’était inadmissible. Les hypothèses, des plus farfelues au plus abracadabrantes, mêlant génies de la forêt et diables, esprit des gazelles tuées et sirènes des eaux, furent tour à tour émises, démontrées, défendues, étayées par des anecdotes croustillantes. Un vieux chasseur mit fin aux élucubrations en avouant avoir vécu lui aussi cette mésaventure.

–          C’est l’écureuil !

L’assistance massée autour de son malheureux de père, médusée, écarquilla grandement les yeux d’incompréhension. L’écureuil !? Des regards hébétés et interrogateurs oscillaient du vieux chasseur à son père. Le vieux bougre, la tête baissée, traçant quelques arabesques que lui seul pouvait lire, faisait mariner son monde dans l’impatience. Au bout d’un petit moment, il cracha une salive visqueuse et grise du tabac qu’il chiquait, recouvrit son crachat de terre de sa plante du pied droit effaçant du coup ses arabesques, puis reprit posément.

–       C’est l’écureuil ! Dans la forêt, lorsque ce petit animal se dresse sur ses deux pattes arrière en frottant son mufle des deux pattes avant, s’il vous voit sans que vous ne l’ayez vu, vous perdez votre chemin. Vous errez dans la forêt pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’on vous retrouve. Par malheur vous pouvez vous faire dévorer par un fauve.

Des « Ah bon », fusèrent de la masse. « C’est ce qui lui est donc arrivé ! » Puis les rires explosèrent. La masse commença à bouger dans tous les sens comme si l’explication venait de les décrisper. Le vieux chasseur, certain d’avoir convaincu son auditoire, ajouta que ce petit animal, est un animal du diable qu’il importait d’éviter.

 

 

II

 

Aurait-il pu, lui, éviter Ida ?

Tout s’était emballé dès leur première rencontre à une soirée théâtrale où elle interprétait merveilleusement le personnage de Marie-Reine, la fille d’un ancien détenu. Après le spectacle, il la complimenta puis l’invita à partager un soda, à Las Vegas, un bistrot à quelques encablures de l’université.

La vingtaine d’âge, Ida était à son quatrième semestre en Sociologie. Elle portait un front intelligent, le rire franc, les cheveux taillés ras, la mise simple, guère chichiteuse à l’instar des étudiantes aux mises exagérément tape-à-l’œil. La silhouette d’une fille nourrie au lait et aux légumes verts ; de quoi dérégler les sens de tout homme sans coutures orthodoxes.

Le lendemain, il l’emmena manger un morceau. Elle était vêtue d’un décolleté bleu sur une jupe de flanelle imprimé de motifs floraux bleus, rouges et verts. Lorsqu’elle monta s’asseoir près de lui à la cabine, la jupe retroussée, dénuda sa cuisse gauche d’un brun clair parsemée de quelques longs poils noirs. La gorge de Mat se noua. Ida ne fit pas descendre la jupe, ignorant toute la décharge d’électricité que cette cuisse injectait dans ses sens. Il continua de fixer désespérément, même en démarrant, cette chair, fasciné et éperdu de désir. S’il n’avait été un grand timide, il aurait posé sa main dessus et y appliqué une caresse sensuelle.

En la déposant chez elle ce soir-là, sous une fine pluie, Mat lança son jingle :

–  Je finirai par te le demander un jour ou l’autre, autant le faire tout de suite : que dis-tu d’aller plus loin que ces rencontres, aussi loin que l’intimité ?

Ida resta silencieuse un moment, souriant, les yeux trahissant l’effort de réflexion qu’elle faisait pour donner une réponse convenable.

–   Vous savez…

–   « Tu », s’il te plaît. Ça nous évite les conjugaisons compliquées.

–   Avec le temps, je m’habituerai peut-être.

–   J’apprécierais bien.

–  Ok ! Je disais que c’est contre mes principes, de sortir avec un homme marié.

–   La flétrissure que voilà !

–   La flétrissure ? Pourquoi ?

–   Ma situation de marié m’interdit de tomber amoureux.

–  Oui ! En fait, normalement. Vous… tu sais, je t’admire beaucoup. J’ai souvent rêvé de sortir avec un écrivain. Mais v… tu es marié. Et je ne peux pas.

Mat était une sorte d’écrivain du genre masturbateur. Il écrivait plus pour sa propre jubilation que pour quelque lectorat. Depuis la classe de 3ème qu’il griffonne des poèmes, des nouvelles et des textes de théâtre, il n’avait soumis aucun manuscrit à une maison d’édition. Il se faisait juste lire par des copains et ses anciens profs d’université qui appréciaient fort bien ses textes. Rien de plus. Cependant, il continuait son écriture-masturbation.

La discussion avait continué enjouée, lui argumentant pour convaincre, elle, campée sur son principe, réfutait toutes ses attaques.

–  Est-ce que c’est bien pour un homme marié de sortir avec une fille ?

–  Quelle est la norme du bien ?

–  Ne m’entraîne pas sur un terrain philosophique : je n’y suis pas fortiche. Elle réfléchit un moment avant d’enchaîner. Je n’en connais pas la norme, néanmoins je peux en citer certaines caractéristiques : la loyauté, le respect de la parole donnée. Lorsqu’un acte fait souffrir l’autre, tu n’es plus dans le bien. Et du coup, pendant que j’y pense, le bien-être de l’autre ne serait-il pas la norme du bien ? Je te pose la question autrement : que sentirais-tu toi, si ton épouse te trahissait avec un autre homme ?

Cette question, il la redoutait. Elle est revenue plusieurs fois sans qu’il puisse lui trouver une réponse intelligente. Il soutenait que culturellement, un homme pouvait épouser plusieurs femmes, ce qu’une femme ne ferait pas. La société tolère, admire à la limite, un cavaleur ; une femme infidèle indigne. Il n’ignorait pas l’égoïsme d’un tel argument, toutefois il constituait pour lui une échappatoire. Elle rétorqua que c’était de la phallocratie morbide. Mentalement, il le lui concéda. Comme il insistait, elle finit par dire que la nuit porte conseil.

A peine était-il rentré qu’il reçut un texto d’elle.

« Tu sais, je t’admire beaucoup. Je dirai même tellement. Le problème : est-ce que tu sauras me rendre heureuse ? Je veux dire à l’aise dans notre relation ? Et en cela, je suis loin d’être sûre. Dors bien ! »

Il était minuit vingt-quatre.

Il répondit aussitôt : « On n’aime pas sur programme. C’est une question de quotidien : un jour c’est beau, un autre maussade. L’important est d’être là pour l’autre. Tu comprends ? Je veux être présent dans ta vie. Ouvre-moi ta porte ».

« On n’aime pas sur programme », reprit-elle, « merci de me l’enseigner. Je te promets d’y penser. Mais sache que, quelle que soit ma décision, je t’admire beaucoup. »

Les deux jours qui suivirent, elle déclina toute ses invitations. Le troisième jour, elle refusa également de le voir. Il désespérait de la revoir un jour, encore fasciné par le souvenir de la chair brun clair de cette cuisse sous le plafonnier de la voiture.

Toutes les fois qu’il vivait cette sorte de spleen, Mat se réfugiait dans son antre et s’enivrait des bruits d’insectes nocturnes, des coassements de crapauds et de quelques aboiements lointains de chiens. Souvent il s’exerçait à une sorte de détachement en éliminant de sa conscience, tous ces bruits. Et, lorsqu’il y parvenait, il vivait un semblant de béatitude, mordant goulûment dans le silence de cette ville au vivre corrosif. Il s’agissait du jardin public avec ses rangées d’acacias, de manguiers, de palmiers dattiers, d’eucalyptus, de calebassiers. Au centre, royalement, trônait un baobab. Ce jardin public, situé à la façade ouest de la Maison des Jeunes, servait de refuge aux nostalgiques et aux désespérés, de nid aux amoureux. Quelques mois plus tôt, la gendarmerie sauva de justesse un employé d’une micro-finance qui tentait de se donner la mort en se pendant à un manguier. Les enquêtes établirent les jours suivants que l’indélicatesse de l’employé avait créé un préjudice de plus de dix-huit millions de francs et qu’il tentait de se donner la mort pour ainsi échapper aux poursuites judiciaires. Il croupit en prison après sa guérison. La question essentielle revenait sur le meilleur de sa situation : quel service la gendarmerie lui a-t-elle rendu en le sauvant de la mort pour le jeter en prison ?

Construite à la sortie nord de la ville, la Maison des Jeunes, véritable centre polyvalent, accueille toute sorte de manifestations politiques, commerciales et artistiques surtout. C’était une immense bâtisse qui, à Monkeyhills, possédait la même attraction que la tour Eiffel. Les nuits, la façade ouest avec son jardin public, n’est fréquentée que par quelques étudiants révisant leurs cours à la lumière des rares lampadaires rescapés de l’insouciance des autorités municipales. Quelques promeneurs solitaires s’y aventurent aussi. Les amoureux que le calme et la discrétion invitaient, ne s’autorisaient des gestes osés car les militaires, tapis dans l’ombre des arbres, gardaient l’œil ouvert. Ils pouvaient marcher, main dans la main, s’enlacer, s’asseoir sur les bancs et rien de plus. Cette place publique, trois ans après son inauguration, porte encore fièrement son surnom : le triangle de Bermudes. Rien à voir avec le triangle du diable. En effet, au-delà du fait que l’espace est triangulaire, avant que les militaires ne surveillent les lieux, les mâles se perdaient régulièrement dans les profondeurs insoupçonnées de leur partenaire, des profondeurs retranchées derrière des toisons triangulaires.

Mat roulait vers cet antre lorsqu’elle l’appela. La voix était petite. Elle demanda s’il pouvait passer la prendre. Il ne comprit pas ce revirement soudain mais, tout à sa joie, il s’y rendit.

Ida l’attendait à sa devanture vêtue d’une autre jupe de flanelle avec d’autres motifs floraux noirs et blancs, d’une chemisette blanche sous une veste noire. Il l’amena manger au Nirvana Hotel. Elle commanda des frites et une omelette, repoussa la viande de poulet ou le poisson que Mat lui proposait. « Je ne vais pas te ruiner », dit-elle. Lui prit deux bières de la soirée. Depuis plusieurs années, il faisait l’effort de ne pas s’alimenter les soirées. Il se réveillait désormais, les matins, léger et sans coliques.

A la fin du repas, elle voulut participer à la note. Il refusa péremptoirement. Cette seule proposition augmenta son estime. D’ordinaire, les filles qu’il emmenait manger, commandaient comme des paysannes affamées et, après repas, attendaient à être payées de surcroît. Mais… elle !

Il la ramenait chez elle. Elle était assise les jambes légèrement ouvertes, la tête rejetée sur le dossier dans une attitude de méditation. Ils roulaient silencieux. Seuls les acoustiques de sa voiture enivraient les sens avec une collection de slows anglais : I’ll always Love You de Witney Houston, My Love, Fliying without wings du groupe Westlife, de la country music de Don Williams. De la musique téléchargée sur internet et stockée sur carte.

Tu sais, on m’a dit des tas d’horreurs sur toi, dit-elle soudainement et sans ambages, rompant le silence. Tu serais la terreur des filles. Tu parles comme tu écris, admirablement bien. Tu sais séduire et tu joues ton petit timide. Avec ce que j’entends, tu n’es pas le mec pour moi. Une fille pour frimer dans les soirées festives, une autre pour baiser le samedi, bref, il paraît que chaque soir tu sors avec une fille différente. Tu aurais même frappé Sidoine, une étudiante en Sciences Economiques. Violent et violeur. Ta carte de visite est impressionnante. Seule une idiote, connaissant tout ton background, accepterait de sortir avec toi. A cela s’ajoute le fait que tu es marié, père de trois enfants. Je ne devrais pas leur faire du mal en leur prenant leur père.


EBOLA, la saison sèche et les chasses traditionnelles.

chauve-souris-14 Les pluies de moins en moins tombent dans la région septentrionale de mon pays le Togo. D’ici à la fin du mois de Novembre, l’Harmattan va déployer ses ailes de vent sec et froid. Les herbes vont sécher. Les feux vont ravager des brousses entières et l’envie d’aller chasser prendra les jambes des paysans qui après les moissons, connaîtront quelques mois d’oisiveté. A ces chasses ordinaires s’ajoutent des chasses traditionnelles. Elles s’inscrivent dans un cycle ritualiste de la vie des sociétés traditionnelles. Dans le pays kabyè, ces chasses durent de Janvier à Mars, voire même à Avril et l’apothéose est marquée par une danse parade à laquelle est exhibé le gibier de la dernière chasse. Ce gibier (biches, singes, perdrix, lièvres, agoutis, pintades sauvages, sangliers, phacochères…) finit naturellement dans la cuisine et vient suppléer le déficit de protéines dans l’alimentation des familles paysannes. La fermeture des chasses traditionnelles invite les paysans aux travaux champêtres pour les futures semences.

Seulement voilà, cette année ne se présente pas comme les autres années : le virus Ebola transmis à l’homme par ces produits de la chasse se dresse comme obstacle à ces chasses traditionnelles qui ont marqué nos sociétés. Se dressent également des questions essentielles : pourra-t-on organiser cette année les chasses traditionnelles en pays kabyè ? Au cas où ces chasses seraient organisées, irait-on chasser sans tuer du singe ou de la biche ? Et quand on aurait tué du sanglier ou du lièvre, viendrait-on danser et irait-on jeter le gibier dans une fosse sans le consommer ? Des questions mineures qui méritent quand même d’attirer la responsabilité des autorités traditionnelles et sanitaires et convoquer plus tôt des actions de sensibilisation dans les communautés où la chasse traditionnelle est une pratique séculaire.

Outre les chasses traditionnelles, les battues, les pièges tendus fournissent également du gibier. Les brousses giboyeuses de Notsè, d’Amakpapé, de Tsévié, de Kpalimé seront bientôt envahies pour des provisions en protéines animales pour les fêtes de fin d’années. Plutôt que de dépenser des fortunes pour des béliers, des kilos de viande de bœufs, des poulets et du poisson aux prix exorbitants, les paysans vont préférer aller en brousse tendre des pièges. D’ailleurs ceux qui font la route Lomé –Dapaong se souviennent de ces bonnes femmes qui vous proposent des agoutis, du lièvre, des écureuils et des perdrix au bord de la nationale numéro 1.daim-733383

C’est également un groupe cible sur lequel il faudra travailler. Le dicton ne le répète pas assez : rien ne sert de courir, il faut partir à point. Commencer tôt avant les chasses pour maintenir Ebola loin de nos concessions. La gravité de la fièvre à virus Ebola doit inviter à entreprendre des actions beaucoup plus en amont.

 


Les cœurs muets portent des masques.

Quatrième et dernier extrait de la nouvelle Les cœurs muets portent des masques.

 

Pour la troisième fois je me retrouve dans un commissariat de police. Cette fois-ci, je crois que mon compte est bon.
Après une maîtrise en droit pénal, à défaut de continuer des études doctorantes ou de pouvoir m’orienter vers la carrière d’avocat, de notaire ou d’huissier, j’avais obtenu une place d’enseignant de Droit dans un lycée technique privé à la capitale.
Pendant mon deuxième congé de Noël, je me convainquis que je devais retourner dans la ville de maman. Je n’y connaissais personne. Je pris car direct et y arrivai dans l’après-midi. Je pris une chambre dans une minable auberge à trois mille cinq cents la nuitée. J’y étais arrivé sans but ; venu dans cette ville comme à un pèlerinage, l’anxiété et l’angoisse mordillant continuellement mon cœur.


J’attendis deux jours couché dans un lit au sommier grinçant. Le ballet des cafards et des souris qui étaient en définitive d’une désagréable compagnie, me distrayait de ma lecture de Chienne de vie de Diastème. Ce qui véritablement me perturbait, étaient ces questions : que sont devenus les anciens compagnons de la rue ? Qu’est-ce qu’elle est devenue la case où maman et moi habitions ? La borne-fontaine y était-elle toujours avec l’urbanisation anarchique que connaissent nos villes ?
Le troisième soir je suis sorti. J’ai marché dans les rues, jadis mon empire. Tous les visages m’étaient étrangers. J’ai vu des portefaix, des sacs de maïs sur les épaules. Aurais-je pu à 38 ans porter des sacs de maïs de cent kilogrammes ? Un soupçon de reconnaissance pour ce que le père Thomas avait fait pour moi me traversa l’esprit, mais je ne m’y attardai guère. Des enfants en haillons, crasseux, déambulaient, le regard de l’épervier à la chasse du poussin. Je suis passé devant le commissariat de police. En 23 ans rien n’avait changé. Le palais de justice, non loin, s’est relooké d’une couche de peinture jaune et les arbres qui autrefois offraient de l’ombre aux parents des prévenus, ont disparu, morts ou détruits.
Avant la tombée de la nuit je me suis dirigé vers le quartier où maman et moi vivions, celui de l’hôpital. Je n’ai pas eu le courage d’aller plus loin. J’ai bifurqué dans une gargote achalandée en cette fin de journée. J’eus du mal à me tailler une table libre et me fis servir une bière. J’observais les gens aller et venir. Des cris, des rires, des appels, des plaisanteries, remparaient les soucis quotidiens des clients. On y vendait des boules d’akpan et des abattis de bœufs en soupe. Je m’offris un dîner. J’espérais de tout mon cœur que quelqu’un me reconnaîtrait, me taperait sur l’épaule. Mais je ne me rappelle pas avoir eu un ami d’enfance qui, en me faisant une tape amicale sur l’épaule, crierait mon nom, comme le chauve là-bas vient de le faire avec cette jeune dame en jeans, chemise blanche et longues tresses: « Ah ! Elodie par où es-tu passée ? Il y a un bail » ! Non ! J’ai attendu jusqu’à la fermeture. Le miracle ne s’est pas produit. Je n’avais pas de nom. Pas d’ami d’enfance. En quittant la gargote, l’esprit guilleret, j’étais décidé : le lendemain, j’irai dans ce quartier.

***
Rien en fait n’avait changé. Il y avait certes de belles maisons neuves édifiées par les nouveaux riches. D’autres s’étaient écroulées. Mais les rues étaient les mêmes. Défoncées. La boutique d’alimentation générale  » Chez Marie », est aujourd’hui un cybercafé. Le bistrot que tenait un ancien combattant est une maison en verres à deux étages dont le rez-de-chaussée est un bar restaurant. L’enseigne a fière allure « L’Africaine » en style Bradley Hand.
J’hésitais, observant scrupuleusement l’endroit qui avait pu bien être notre demeure. La borne-fontaine, disparue, ne pouvait plus me servir de repère. Je déployai dans ma tête la carte déteinte de ces années mais je ne pouvais lire la légende. J’y étais je crois. Mais j’étais très peu sûr. La maison voisine avait été celle du directeur de l’école primaire du quartier. C’était bien elle, cette maison avec son manguier dans la cour. Le manguier avait vieilli ; certaines branches au sommet avaient desséché. Les murs portent visiblement des rides et certaines feuilles de tôle neuves ont par endroit remplacé les feuilles rouillées.
L’espace qui avait été notre habitation est un long hangar. Il y a des haut-parleurs desquels s’échappent des staccatos de fusillades, des explosions, des engueulades et des cris déchirants. A la devanture un tableau d’affichage indique des films et des heures. Je devine un amas de terre, de la paille pourrissant : notre case s’était donc écroulée. J’ai continué par scruter : éviter de me tromper. Environ deux cents mètres plus loin, mes repères se perdaient. Alors je revenais. J’ai fait ce trajet plus de dix fois, du hangar à plus de cinq cents mètres devant. Sous un acacia, des gens jouaient à l’awalé.
Je ne l’ai pas vu venir ; aussi son « bonjour » m’a-t-il surpris. J’ai fait la navette tête pieds, pieds tête avant de répondre : « bonjour monsieur ». Il devait avoir la soixantaine mais maintenu, les cheveux grisonnants, la barbe de plusieurs semaines qui contrastait avec la calvitie que rien ne semblait retenir. Son chandail limé disait éloquemment une retraite modeste si elle n’était miséreuse.
 » Cherchez-vous quelque chose ou recherchez-vous quelqu’un ». Je l’ai encore regardé. « Vous n’êtes pas d’ici ». « Excusez monsieur, je ne fais que passer ». Il sourit.  » Vous ne faites pas que passer, vous êtes là à observer avec intérêt le vidéoclub. Cet endroit vous rappelle-t-il quelque chose ». Je baissai la tête, intimidé. « Vous avez raison, monsieur. J’ai habité quelque part par ici il y a plus de trente-cinq ans ». Il reprit songeur :  » trente-cinq ans ! Moi j’ai grandi également dans ce quartier ». La main tendue vers le manguier dans la cour de la maison là-bas, il ajouta « feu mon père y vivait ». Ainsi donc son père avait été le directeur de l’école du quartier. « Vous dites avoir habité quelque part ici il y a trente ans de cela ! Mais cela me rappelle une histoire. Dites ! N’habitiez-vous pas ici avec une jeune femme, votre mère, si ça se trouve, qui vous abandonna un matin » ? Je répondis par l’affirmative. Alors il se retourna vers le groupe jouant à l’awalé et appela un de ses familiers. « Eh ! Georges, il est revenu ! On avait raison, on se disait qu’il reviendrait. C’est lui, il est revenu ». Puis se retournant vers moi « qu’est-ce qu’elle est devenue votre mère ? On ne l’a plus revue. »
Georges s’est approché de nous. Trois autres personnes l’accompagnaient, dont un plus jeune, à peine la trentaine. Georges me demanda comment j’allais. Biens avais-je répondu. Alors le plus jeune qui était avec eux demanda : « Papa, c’est le bâtard dont tu nous as parlé ? C’est le bâtard ? C’est bien lui ? »
J’étais paré pour la troisième guerre mondiale et avant qu’il n’ait eu le temps d’assouvir sa curiosité sur le bâtard dont ils étaient sûrs qu’il reviendrait un jour, j’avais sonné l’abordage. Le coup de poing partit et atteignit l’impertinent en plein visage. Le nommé Georges vint s’interposer au moment où le second coup partait. Il le reçut je sais où mais s’effondra. Je me mis à genoux sur le corps écroulé et il plut une avalanche de coups. Je cognais tel un sourd qui n’entend pas l’agonie de sa victime. Il fallut plus de vingt bras pour m’arracher de ma proie. La violence rend aveugle.
Les mots « bâtard » et « putain » se répétèrent en un interminable écho bourdonnant dans mon crâne à la vitesse du sang qu’il pissait. J’entendis quelqu’un dire qu’il fallait le conduire à l’hôpital.
J’avais la tête vide lorsque la fourgonnette de la police a éjecté des policiers qui se sont jetés sur moi, m’ont menotté et jeté dedans. Au commissariat je sus que le nommé Georges qui s’était interposé entre le jeune homme et moi, venait de mourir, à la suite d’une hémorragie cérébrale.
***

 

J’ai été déféré à la prison civile. J’ai attendu trois longues années pour voir mon procès s’ouvrir. Durant toute la procédure je me suis refusé à parler. Je savais ce qu’il m’en coûtait mais, plutôt que de tenter d’expliquer en vain ce que personne ne comprendrait, j’avais préféré me murer dans un silence sépulcral. Même les pitreries du procureur ne m’ont point fait ouvrir la bouche. Il me présentait comme un enfant de la maison au sens propre et au figuré : ancien taulard et juriste.
– Monsieur nie-t-il être bâtard ? Non ! Il suffit de regarder son jugement supplétif tenant lieu d’acte de naissance pour comprendre que ce nom, Thomas Lazare, est un nom colmaté, un nom bâtard. Alors monsieur est bâtard. Le fauve ne m’attaque-t-il pas lorsque je le traite de bâtard ? Pourtant il l’a toujours fait. Mais il ne m’attaque pas. C’est vous dire mesdames et messieurs les jurés, que ce n’est pas une pulsion intérieure enfouie depuis son enfance qui le pousse à tuer comme la défense a semblé nous le faire comprendre tout au long de ce procès. C’est un tueur né.
« Il a fait la rue, certes, mais tous ceux qui ont fait la rue sont-ils des criminels ? Ils sont des pères de famille, des professeurs, des cadres bancaires, des directeurs de sociétés, des hommes de loi, enfin des personnes dont la société est fière aujourd’hui. Qu’est-ce qui particularise notre cher monsieur ? C’est sa cruauté. Mesdames et messieurs les jurés, je réclame pour cet homme, la réclusion criminelle à vie. La société n’en sera que plus tranquille. »
Lorsque le monsieur qui m’avait dit ce jour-là « bonjour » puis appelé « Georges, il est revenu » a demandé à faire une ultime déclaration puis a avoué à la barre devant toute la cour abasourdie que la victime était en réalité mon géniteur, le procureur a regretté qu’on ait aboli la peine capitale. Un tel parricide mérite l’échafaud ou le peloton. Je serais juste revenu commettre mon forfait.
Ainsi j’avais tué celui que j’avais mis toute une vie à rechercher pour haïr ; tué celui qui avait condamné ma mère et moi à cette errance d’âmes en peine ! Lui n’ignorait pas mon existence mais n’avait rien entrepris pour moi, ni pour me rechercher encore moins pour me donner un nom. Je ne sais vraiment pas ce que je ressentis en ce moment précis. Une faute ou un devoir accompli ?
La défense n’a rien pu faire. La thèse de l’accident était ridicule devant le parricide. J’ai été condamné à la prison à vie.
A la sortie du tribunal, alors que les policiers me conduisaient à la fourgonnette, l’avocat s’est avancé vers moi et m’a dit : « tu n’as rien fait pour m’aider. Je ne vais pas en rester là », a-t-il ajouté avec une tape complice sur l’épaule. Les gardes m’ont emmené. En franchissant les portes de la prison, je ne sais plus à combien d’années remonte déjà la dernière fois, j’ai fait le signe de croix et murmuré un « amen » baigné dans la salive que faisait sourdre l’odeur fétide des lieux. J’avais, je crois, atteint le fond et la remontée était désormais impossible.


Les cœurs muets portent des masques (Extrait III)

Extrait III de la nouvelle Les cœurs muets portent des masques

Ce soir-là le père Thomas pleura de joie. En réalité je ne savais plus quoi faire après. Aller au lycée puis après ? Apprendre un métier puis après ? Je pouvais toutefois retourner dans la rue où j’avais conservé une carte de visite respectable. A 27 ans dans la rue ! C’est alors que la question du retour que j’étouffais jusque-là, envahit mon esprit, m’obséda nuit et jour. Je pouvais retourner dans mon quartier et poser des questions. Quelqu’un finirait bien un jour par me dire où est allée ma mère et qui était mon père. Généralement les grossesses de jeunes scolaires sont l’objet de cancaneries dans les quartiers et il était impossible que personne ne connût mon géniteur.
Je rangeai cette pulsion et m’inscrivit au lycée pour sortir à 32 ans avec le baccalauréat. Après deux échecs, en seconde puis en terminale.

* **
Une épaisse crasse recouvre les murs de la police à la capitale ; le dégoût qui en émane retourne les tripes. Le policier en face a une barbe hirsute, musée de quelque plat récent assaisonné à la tomate. La lèvre inférieure lui pèse lourde et l’intérieur rougeâtre fait penser à un alcoolique impénitent. On devine un immense bide derrière son bureau tant le souffle lui est pénible. Lorsque cette fois-ci le policier me demande mon nom, je n’ai aucune hésitation. Mais lorsque le bougre à ma gauche, à l’arcade sourcilière fracassée et à la lèvre ensanglantée, donne le sien, je sens quelque chose de colmaté dans le mien. Mon nom ne m’est plus apparu pur, il sembla sorti d’un arrangement, sans aucune attache avec les repères habituels que je m’étais fabriqués.
Ce n’est pas de la colère qui m’envahit, un torrent de questions m’obséda. Je suis qui pour porter un nom patchwork assorti d’incohérence. Où suis-je et quel rapport cet où entretient-il avec je. Mes repères n’ont été que la flaque de boue, les rues et le Redemption House du père Thomas. Au primaire et au secondaire je me revois toujours taciturne, souvent assis sans compagnon sous un arbre pendant la récréation ou seul dans la classe quand tous les autres gambadaient dans la cour de récréation ou couraient sur le terrain de foot.
Certes au primaire, à 17 ans je ne me voyais pas courir avec les garnements de six à douze ans. Mon cœur n’avait aucun aimant pour attirer sympathie ni ne se laissait attirer par l’un quelconque aimant des environs. L’aridité de mes rapports m’a souvent ainsi maintenu à l’écart du groupe. Eussé-je intégré un groupe que j’eusse plus tôt ressenti cette bizarrerie du nom que je porte : Thomas Lazare ? Le Redemption House, le primaire et le secondaire n’ont été pour moi que des repères fugaces. Mon véritable ancrage, si je dois me convaincre de la réalité, a toujours été cette flaque de boue où plusieurs femmes ont roué maman de coups, avant ces rues où le gabarit remplissait le ventre, donnait droit à une nuit dans la voiture en panne abandonnée à la rouille depuis des lustres, ou sur une table de légumes du grand marché, ou encore sur le banc d’une école, heureusement que les écoles chez nous ne ferment pas à clé, elles sont déjà si délabrées que les portes paraîtraient un luxe inutile. Même là encore, mon nom s’égarait, sonnait toujours comme Jackie Chan ou comme Maradona.
Soudain le bonheur que j’avais eu à être baptisé, à avoir un certificat de naissance puis de nationalité se dissipa d’un seul coup. La chute d’un empire d’illusions de plusieurs années. Personne jusque-là ne m’avait averti du désagréable effet du pot au rose lorsqu’il sortirait des coulisses. Le certificat de naissance avait été une victoire pour le père Thomas. Celui de nationalité aussi. Je le revois me félicitant « désormais tu es citoyen ». Qu’est-ce que le mot « citoyen » signifie-t-il vraiment pour quelqu’un qui ne s’accorde pas avec son nom ? J’avais choisi l’école pour m’élever par la compréhension, mais les profondes reculades dans lesquelles la compréhension de certains faits et situations me précipitait, érigeaient des doutes vertigineux, m’éloignaient davantage de mes condisciples, de mon entourage puis me faisaient les détester extrêmement et allaient contribuer à ma déchéance dans une logique de régression.
Le coup de poing du policier sur la table, son hurlement et sa gifle qui se succèdent me ramènent à la réalité : je suis au commissariat pour coups et blessures. Il me demande si je veux oui ou non répondre à la question. Je l’ai regardé fixement sans sourciller et lui ai répondu le germe de l’œil dans le germe de l’œil : « il m’a insulté « . « Tu es bâtard oui ou non », a demandé le policier. Je me suis éjecté de ma chaise, j’ai saisi le col de sa chemise et le poing qui est parti a ouvert deux larges blessures sur les lèvres. Cela a suffi pour mettre tout le commissariat en branle-bas de combat.
C’était un festin de lycaons affamés et assoiffés. A la fin je me suis retrouvé, le corps couvert de sang les mains dans les menottes. On me jeta dans la cellule du commissariat en compagnie de malfrats dont les faciès déjà les condamnaient à la potence.
En fait, sous l’impulsion du père Thomas, je m’étais inscrit en Droit. J’étais maintenant en année de licence. Ce jour-là, le professeur de droit civil venait de s’en aller. J’avais rangé mon cartable et au pas de la porte, j’entendis « eh toi le vieux bâtard, t’as compris ce que le prof a dit, c’est des bâtards comme vous qui polluent la vie ».
Je ne me contins pas, je marchai sur le vilain à la bravade d’un crapaud-buffle sur le bitume, quand approche une voiture. Tout de suite ses épaules s’affaissèrent dans un chuintement de pneu qui se dégonfle. La rage me propulsait. Je n’eus pas le temps de la déverser sur le misérable. Les étudiants s’interposèrent mais du sang coulait déjà sur son visage. La vue du sang m’apporta une piètre consolation, pourtant je sentais comme un creux en moi, un vide qui attendait d’être empli.
Un étudiant a alerté la police puis nous nous sommes retrouvés au commissariat où cet autre balourd m’a traité de b… Ah, lui ! Quand je l’aurai ! Je ne sais pas mais ce mot me donne des envies de meurtre.
Mes blessures n’attendirent pas deux jours ; elles commencèrent à suppurer. Par moment mon corps était parcouru de frissons. Personne n’en n’avait cure. Je compris que pour moi tout était fini. Le chemin abandonné où la vie m’avait catapulté mourait en cul-de-sac, comme de l’eau de ménagère jetée sur du sable, sans embouchure. Je me sentis la solitude des ruisseaux sauvages perdus dans les immenses forêts dont les eaux coulent sans sourire et dont le seul gémissement sur un roc rappelle un vagissement qui s’en va s’éteindre. Ni la farandole des branches, ni le tango agonisant des feuilles mortes, ni le flirt des cimes avec les étoiles du ciel n’émeuvent le ruisseau solitaire des forêts sauvages, ni ne détournent son cours. Il va à la rivière, je vais à la mort.
Deux mois plus tard, après que le père Thomas, plus soucieux de la pureté de mon âme que de la quiétude de mon cœur, vint me sortir de ce trou.
C’était la dernière image que je devais garder du père Thomas, la calvitie avancée, les brûlures du soleil sur le crâne, le poil des avant-bras blanchi. Il allait succomber à un accident de voiture alors qu’il retournait dans le Redemption House qui a vu défiler plus de mille enfants dont certains, retournés dans leur communauté d’origine, ne parlent parfois même pas le dialecte du terroir, n’ont aucune attache familiale et tempèrent autant que hypocrisie se peut, les vagues mouvantes de leur cœur. Destins de sable mouvant. Je n’ai nullement été affecté par la mort du père Thomas, au contraire, il m’a semblé que quelque tort venait d’être réparé.


La distillation du Sodabi: des pros et des tordus

Photos Noël Mawo
Extraction du vin de palme

Le Sodabi est bien connu chez moi au Togo comme une boisson qui intervient lors de diverses cérémonies: mariages, funérailles, fêtes… Il se rencontre également au Bénin et au Ghana. Cette liqueur, distillée traditionnellement à base de vin de palme, a trouvé d’autres produits de fabrication: le sucre et les ferrailles rouillées. Les spécialistes, les experts reconnaissent tout de suite le « déha (boisson de palmier) pur » du « kpayo ». Les mêmes spécialistes précisent que le « déha » lorsqu’il est consommé aux repas, n’est pas nuisible pour la santé.

Photo Noël Mawo
Tonneaux pour la distillation

Par contre le sodabi distillé à partir du sucre et de la ferraille rouillée, est toxique et mortel. les rues de certains quartiers de Lomé et de Kara (où je vis) sont pleins de ces jeunes aux visages boursoufflés et jaunis, aux lèvres rougies et aux ventres ballonnés: les effets de cette boisson.

Il faut juste ajouter que l’addiction à cette boisson est facile et rapide. Il m’arrive de les voir dans les cabarets aux rideaux blancs, dès le petit matin, buvant, à jeun, ce tord-boyaux. Et ils sont bien jeunes ces consommateurs matinaux.

Phot Noël Mawo
Extraction de vin de palme II
Photo Noël Mawo
Tonneaux pour la distillation

Alors, chers visiteurs qui arrivez au Togo, prenez garde de ce que vous boirez comme sodabi: il y a du  vrai et du frelaté, dangereux pour la santé.

 

 

 

https://youtu.be/dDPCBsNYf54


Les cœurs portent des masques (Extrait II)

(Voici le second extrait de la nouvelle (LES CŒURS MUETS PORTENT DES MASQUES)

Le lendemain, elle avait disparu. Je ne l’ai plus revue. Devant la porte de la mansarde, j’ai pleuré ; devant les regards indifférents des passants coquins, j’ai essoré mes yeux. Personne ne semblait me regarder. Je ne me sentais pas vu. La disparition de maman m’avait catapulté sur une île magique où je pouvais voir sans être vu, crier sans être entendu, tendre la main pour quémander quelques restes de repas sans que la main tendue ne soit aperçue.
Ce jour-là, tard dans la soirée, après pleurs sommeil, pleurs et sommeil, la faim me conduisit dans la cour de la maison la plus proche, celle du directeur de l’école, où je me contentai de regarder parents et enfants manger, sans se soucier un seul instant de ma présence. J’avançai enhardi par la faim et tendis une main ; le grognement d’un chien qui se régalait sous une table m’en dissuada.
J’errai de maisons en maisons et finis par me retrouver au marché. Devant l’étal d’une revendeuse de pâte de maïs et d’igname pilée, je m’empiffrai des restes des clients et y élus domicile.
Les premiers mois je retournais dormir dans notre case. Il n’y avait toujours pas de maman. Son image commença à s’effriter. Seule était encore vivace, l’image de maman maintenue et rouée de coups dans la boue. Puis un jour, certain qu’elle ne reviendra plus, que je ne la reverrai plus jamais, je m’en allai dans la rue sans rien emporter puisqu’il n’y avait rien à emporter. Même pas une photographie ! La rue me vit grandir dans la crasse jusqu’à cette sombre histoire de vol d’argent à laquelle je n’étais en rien mêlé, mais qui me valut d’être jeté en prison.

***
Qu’ils paraissent bien loin, tous ces souvenirs. Le temps impuissant, tout ce temps qui a soufflé dessus, n’a pas réussi à effacer l’image de ma mère maculée de boue.
Le curé qui m’accueillit à ma sortie de prison était bien jovial avec moi. Nous étions plus d’une cinquantaine dans le Redemption House du curé Thomas, tous d’anciens détenus mineurs, recueillis là, pour une préparation à la réinsertion dans la vie active.
Le Redemption House est à une centaine de kilomètres du chef lieu de la préfecture où nous vivions. Nous avions marqué le pas hors de la vie ; il s’agissait de nous y ramener propres. Il sentit très tôt que j’en voulais à tout le monde ; aussi me consacrait-il les reliefs de son temps. Les messes, les confessions, les paroissiens, les habitants, les voyages et ses amis qui venaient d’Europe en vingt-quatre heures, donnaient une crue à ses journées. Le curé était un fantôme qu’on croisait au hasard des regards dans la cour de la Redemption House.
Plus tard je parvins à la conclusion que le temps sans amour est dérisoire ; l’amour qui ne se rend pas complice du temps est stérile. J’ignore ce qui manquait au curé : l’amour ou le temps. Je sentais qu’il déployait un immense effort à me faire aimer la vie. Mais ma réticence était tangible.
Je finis, au bout de plusieurs années, par lui ouvrir des brèches où il accrocha des interdits : tu ne mentiras pas, tu ne voleras pas, tu ne tueras pas, tu ne seras pas paresseux, tu ne regarderas pas la femme de l’autre, quoique dans la rue, la femme ou la jeune fille n’appartînt à personne. De longues interdictions. Des fissures où il mit à germer des devoirs : tu respecteras ton père et ta mère, quoique je n’en eusse point, tu accepteras ton Dieu pour unique sauveur, tu aimeras ton prochain comme toi-même, tu iras tous les dimanches à la messe, et des etc. interminablement. Cela m’énervait qu’il articule mon éducation sur ce manichéisme ringard.
J’exécrais tout le monde. Je me surprenais même à haïr le père Thomas à cause de son acharnement à redresser les angles de mon éducation ratée.
Je m’interdisais surtout, et vainement, un retour aux plis et aux replis de ces premiers jours, l’accès à ces reliques, qui, si elles ne m’avilissaient ne m’honoraient nullement. Cela m’était désagréable de savoir que, plus je m’efforçais à les enfouir dans les profondeurs insoupçonnées de l’oubli, plus vivaces elles s’affichaient, plus patentes et plus imposantes elles m’apparaissaient.
Trois ans après mon arrivée au Redemption House, j’ai été baptisé. J’ai pris le nom de Lazare.
Le jour de mon arrestation, le policier me demanda mon nom et prénom. Maman m’appelait « Mon Trésor « . Dans la rue j’avais pris le nom de Jackie Chan. Au ballon, celui de Maradona. Alors lorsque le policier s’enquit de mon identité, je lui souris et lui répondis que je ne savais pas. « Soit ! Le nom de ton père ». « Je ne connais pas mon père. Je ne l’ai jamais connu ». « Ok le nom de ta mère ». Je ne sais pas. Je l’appelais maman. Aujourd’hui encore lorsqu’il m’arrive de penser à elle, c’est à « maman » que je pense. Le policier hébété, pensait certainement que je me payais sa gueule, à l’évidence, il en avait une qui se serait bien vendue sur le marché des gueules. J’étais pourtant sincère. Mais il ne pouvait pas le comprendre. Après m’avoir roué de coups, je n’avais pas toujours su mon nom ni celui de ma mère encore moins celui de mon père. Pour échapper à cette expansion de violence, j’avais fini par lui dire : « mes amis m’appellent Jackie Chan ». « C’est ça, et moi je suis Schwarzenegger ».
Il ne pouvait pas comprendre, le policier. Il faisait son job dans la rectitude que tout délinquant, tout voyou est menteur au carré, qu’il fallait le torturer avant que la vérité ne lui sorte ainsi qu’on tranche et presse un citron pour en extraire le jus. Il remit cette quête de mon nom plusieurs jours durant, tout ce temps et tous ces coups qu’il a eu plaisir à m’asséner ne m’ont point établi un certificat de naissance. J’étais personne ; il ne le comprenait pas. Je le savais et tolérais cette brutalité stérile.
Désormais j’avais un nom. Et je pouvais dire à quiconque me le demanderait que je m’appelle Lazare. Pour le jugement supplétif d’acte de naissance, je revois encore le curé écumant les couloirs du tribunal de première instance, le front dégarni ruisselant de toute sa sudation, la soutane trempée, devant des huissiers, greffiers, secrétaires et jusqu’au juge, tous athées, qui n’avaient aucun respect pour l’homme de Dieu. Le curé au bout de quelques mois avait fini par m’obtenir un papier en guise de naissance puis un autre reconnaissant que j’appartenais à ce pays. Il paraissait que sans ces deux papiers, on est personne. Je conclus à tous ces dires que jusque-là j’avais été véritablement personne.
J’ai dû aller à l’école. J’ai appris à lire et à écrire. Portant toujours en bandoulière mes souvenirs. Lorsque le père Thomas m’avait demandé : « qu’est-ce que tu veux faire ? », j’avais répondu : »je veux aller à l’école « . Il avait sourit trouvant un peu bizarre qu’à 17 ans, je veuille aller à l’école. La plupart, choisissaient la menuiserie, la mécanique ou la maçonnerie pour vite retrouver la vie, l’autre vie qui les avait déféqués dans les rues et les prisons, recouvrer les fronts brillants qu’ils avaient perdus. Moi j’avais choisi l’école. Somme toute, je n’avais nulle part où aller en quittant le Redemption House.
Je m’y étais attelé et à 27 ans, je décrochai mon BEPC.


Rentrée scolaire

Bienvenue
Bienvenue

29 septembre 2014: rentrée scolaire au Togo. Sont concernés, les jardins d’enfants, les écoles primaires, les établissements du secondaire, tous privés ou publics. Sont concernés surtout le ministre en charge de ce portefeuille. Mais aussi les syndicats.

Une grève serait lancée par certains syndicats. Le ministre menacerait les enseignants qui ne reprendraient pas les cours demain.

C’est à ne rien comprendre: que se passe-t-il dans l’enseignement au Togo?

Ce ministère ne peut-il pas s’inspirer des pratiques efficientes de la fédération de football au Togo, cette abbaye de Thelem?

Laissez-nous aller à l’école. on veut devenir ministres.



Les cœurs muets portent des masques

Je publie ici, les nouvelles que j’ai écrites mais que je n’ai pas pu éditer.

LES CŒURS MUETS PORTENT DES MASQUES

(EXTRAIT I)

A l’enfant sans visage, les yeux éteints et le cœur muet
Il n’y a de futur pour toi que dans ton passé.

 

Je viens de passer cinq ans en prison. C’est tout un autre monde fait de violence, de corruption et de faussetés. Cependant, jamais je ne m’étais senti une telle harmonie, un tel accord avec mon espace vital. La sensation de plénitude et de comble que je vis en prison, je ne l’avais connue que dans la rue. J’étais véritablement moi chez moi. Je pouvais me confondre à l’endroit. J’étais le caméléon épousant son paysage. Au Redemption House, à l’école, au lycée et à l’université, je n’avais nullement réussi à prendre la couleur de l’endroit. J’y avais toujours été une laide tache dans un grotesque tableau.
J’y suis doublement reclus. Mon cœur, à tout est fermé. Le soleil, il y a longtemps, s’y est endormi. Tous les soleils se lèveront ici que je serai toujours un bâtard, bâtardise de bâtardise ! J’avais beau nettoyer cette partie du cœur soustraite aux regards, essayer de l’ancrer dans la société des hommes, tenter une harmonisation entre ma mémoire et moi, je me suis toujours senti un hiatus : évanescence d’un espoir et naissance d’un monstre sauvage. Et, confortablement installé dans cet abandon de moi, j’attendais le trépas.
Il y a une semaine j’ai supplié le régisseur de m’obtenir un cahier et un crayon. J’étais décidé à me raconter à moi. Peut-être cela m’aiderait-il à me défaire de ce quotidien morose qui, jamais, ne m’a quitté depuis la rue ! Peut-être cela éloignerait-il le cauchemar que je fais depuis plus de trente-cinq ans maintenant où je suis poursuivi tantôt par des buffles, tantôt par des serpents jaunes tachetés de noir, et, m’enfuyant, je tombais infiniment dans de profonds trous au fond desquels m’attendaient des crocodiles toutes gueules déployées ! Je me réveillais toujours en sueur, la peur au cœur.
Cette mémoire ouverte que même le souffle du temps n’avait pas recouverte, je voulais la regarder en face. Je me demande à présent, la dernière ligne tracée, si quelque chose véritablement a changé en moi. Je demeure le fils de cette jeune femme que d’autres ont bafouée dans la boue, alors qu’elle ne cherchait que de l’eau à boire.

 

***

Aussi loin que je remonte dans les souvenirs brumeux de mon enfance, je me rappelle cet après-midi torride où j’accompagnai ma mère à la borne-fontaine du quartier. Je portais, moi aussi, un gobelet en guise de seau. La queue de femmes attendant leur tour de puiser l’eau était longue et nous dûmes, ma mère et moi, attendre notre tour ; moi jouant sur ses genoux. J’avais cinq ans. Je le savais parce qu’une semaine plus tôt, répondant à un monsieur, maman avait dit, « il a cinq ans ».
Notre tour arriva enfin. Je me réjouissais, fasciné par la magie de l’eau claire coulant du robinet, déjà à l’idée de l’eau que je transporterais dans mon gobelet. En tanguant, elle me mouillerait et me rendrait joyeux. Cependant, deux gigantesques femmes nous en écartèrent, allèrent péremptoirement mettre leur bassine devant le bec du robinet d’où coulait, l’eau que j’imaginais supposais fraîche. Maman protesta. On eût dit que ces deux femmes-là n’attendaient qu’un mot de maman. Elles se mirent à l’insulter. A nous insulter puisqu’on pointait vers moi un doigt malveillant chargé de haine. J’entendis des mots comme « bâtard », « dzimakpla »,  » kplamassé ». Ces mots ne m’ont jamais quitté sans pour autant que, sur le champ, je comprisse leur signification.
Maman protesta encore et cela sembla déclencher une hystérie chez toutes les femmes. Les deux qui avaient écarté maman, la saisirent et la projetèrent dans la flaque de boue, où se jetaient les eaux perdues. Maman ne pouvait leur tenir tête. Je savais. Mais lorsque sa chute dans la boue aspergea les autres femmes, toutes se ruèrent alors sur elle et se mirent à la rouer de coups ponctués de méchantes injures. Je voyais étalée devant moi, cette méchanceté gratuite. Inutile. Que leur avions-nous fait ? Je me mis à pleurer la bouche toute fendue sans retenue de larmes ni de morves ; larmes et morves se rejoignant en un liquide glaireux dans ma bouche, m’asphyxiant et m’obligeant de temps à autre à marquer une pause, à crier « maman », à renifler puis à reprendre mes pleurs toute bouche fendue. Une femme ricanant, vint projeter un seau d’eau sur moi me traitant encore une fois de « bâtard ».
Un homme qui passait par là vint à la rescousse et sauva maman d’une noyade certaine. Il s’imposa et maman, noire de boue, puisa de l’eau dans sa bassine, puis c’est en pleurant que nous regagnâmes la maison.

***
Nous habitions une case délabrée à la périphérie de la ville. Une natte déchirée de raphia tressé, nous servait de couchette. Le toit de paille, la saison de pluie dernière, n’avait été d’aucun secours. Le toit pissait des eaux entières et maman et moi, nous recroquevillions dans un coin de la case, le baluchon de maman et moi entre ses cuisses, la marmite et la casserole dans un autre coin. Généralement après la pluie, il fallait balayer les eaux que le sol de terre battue, creusé par endroit, retenait. Malgré tout, maman avait toujours été là, présente. Sa moindre, absence était pour moi une perte énorme. Lorsqu’elle allait se soulager dans le bois derrière l’école, c’était douloureux pour moi. Peu m’importaient les jouets des autres enfants, peu m’importaient leurs beaux habits. Il me semblait que les parents comblaient leur absence par ces beaux jouets et tous ces habits. Moi j’avais mon compte d’amour toujours garni.
Elle me racontait souvent des histoires marrantes de voleurs de sauce à qui on donne à manger et à boire leur merde et urine, de sourds qui hurlent des bonjours à longueur de journée, de muets qui disent bonjour aux sourds, de méchants que Dieu refuse de prendre avec lui au paradis les sommant de retourner sur terre continuer leur vie de méchants ; elle me parlait d’un homme qui viendrait puis nous emmènerait loin de notre « trou à rat ».
Elle semblait insensible aux humiliations de toutes sortes des voisines et des habitants du quartier. Ce jour-là pourtant, toute la nuit, elle pleura. Le lendemain on n’eut rien à manger. Elle se contenta de laver les habits de la veille, sortit faire un tour à la recherche de je ne sais quoi puis revint bredouille le visage douloureux. J’avais faim mais en pleurant, je lus une immense détresse dans les yeux de maman. Alors je ne pleurai plus de faim. Je me lovai entier dans son giron, et, noyé dans la chaleur de ce bien-être, j’en oubliai ma faim.
Seuls me sont restés de ces jours anciens, certains souvenirs douloureux, d’autres demeurent imprécis, insaisissables, souvenirs d’un amour volatil, disparu avec son parfum de sueur, de tristesse et d’inanition que rythmaient les plaintes de nos estomacs affamés.
Cette nuit-là, je ne sais pas pourquoi, elle me parla de mon père. Plutôt de leur amour. Je n’y comprenais rien. Mais elle se sentait avilie par l’homme qu’elle avait aimé, le seul d’ailleurs, envers et contre les sanctions parentales. Jusqu’à cette grossesse qui la fit, telle une pestiférée, chasser de partout: de chez ses parents blessés dans leur honneur, de chez son petit ami qui n’eut pas le courage de reconnaître sa paternité et dont les parents n’étaient point d’avis qu’il épouse une fille sans avenir.
Je croyais qu’il m’aimait. A quoi tient l’amour ? Vient-il combler un creux, taire une carence ? Nous étions tous en seconde. Le regard qu’il avait posé sur moi la première fois et les fois suivantes, l’attention insistante qu’il portait pour moi, l’intérêt qu’il m’accordait jusqu’à la protection qu’il exerçait sur moi contre ceux qui moquaient mes prouesses en maths, retouchaient l’image sordide qu’on m’avait laissé voir de moi-même, relookaient le faciès que je me faisais de moi. Jamais je n’avais vécu ni ressenti un tel intérêt encore moins une telle marque d’obligeance. Ni mon père, la brutalité hitlérienne dans mon éducation de fille unique, ni ma mère beaucoup plus soucieuse de mes besoins matériels, jamais ne m’avaient autant valorisée.
Je me mis à rechercher sa compagnie pendant les récréations ou aux sorties des classes, je guettais le chemin qu’il allait prendre pour rentrer chez lui et l’avoir à mes côtés. Puis un soir, alors que nous cheminions tous les deux, revenant de la bibliothèque de lecture publique où sincèrement, je l’avais retrouvé par hasard, il m’ouvrit son cœur. Du moins je croyais que c’était son cœur, aujourd’hui je me rends compte que c’était bien son pantalon et son contenu qu’il m’offrit. Son cœur à lui devait être dans ses pantalons. Ce soir-là, c’est un oui plein de passion qui végétait sur mes terminaisons nerveuses que je poussai vers lui : oui !
C’était un oui pour mon enfer.
Mon Trésor, c’est en cela que l’amour est cruel : vivre avec quelqu’un qui en aime une autre, dire bonjour à un absent, faire la bise à une absence et murmurer à l’oreille de cette absence, je t’aime mon amour, faire l’amour et jouir mais avec qui, avec un néant qui entier est ailleurs, ressentir la caresse de ce néant sur sa joue, sur son sein et se laisser pétrir, aveuglée par l’illusion de la présence affective.
Il m’apparut évident que maman ne me parlait plus. Elle se parlait, à elle.
La présence physique n’est pas présence affective.
Combien d’illusionnées sommes-nous à partager le toit, le lit, le plat, le sexe, et le toit et le lit et le plat et le sexe avec des présences physiques qui sont toutes ailleurs, dont l’âme et l’esprit tout entier revivent des plaisirs connus ailleurs peut-être avec la voisine de la case mitoyenne ; peut-être avec quelqu’un dans le quartier où on va les samedis soirs au cinéma ; peut-être avec la barmaid du cabaret où il vous invite certains soirs à prendre un pot ; peut-être avec la jeune fille qui vous salue respectueusement les dimanches à l’église ; peut-être avec la jeune étudiante qui vient les jeudis des feuilletons s’extasier devant la beauté du héros et s’indigner de la trahison de telle autre actrice, assise dans l’un de ces fauteuils que le lendemain vous astiquerez ; avec celle qui est partie étudier en France et qui lui écrit des lettres printanières énamourées qu’il cache bien précieusement pour les dérober à votre regard. Et vous, fière du plein de votre homme, ignorez que vous ne gardez que le plein du vide, que vous chérissez une carapace. Et lorsque la fausseté un jour ne se peut plus dérober, vous faites la somme de tout ce temps passé avec un étranger, que dans l’envergure de votre passion, vous appeliez, mon cœur, mon mari, le père de mes enfants, mon copain, mon amant, mon ami. Cette cruauté ne pardonne pas. Elle sape le cœur, elle sape la vie, elle la détruit. Mon trésor, fais attention à ces présences absentes. Elles sont criminelles.
Elle ne le disait pas en vain. A l’université, lorsque je compris que je n’étais avec Henriette que pour le sexe, alors même qu’elle se préparait à me voir ranger dans un cercueil ses vieux os ou à y ranger les miens, je me dis : il est encore temps que tu arrêtes la comédie, mon pauvre vieux. Elle ignore que tu es un monstre. Quand un jour elle le réalisera, les ravages seraient déjà irréparables et elle sera plus malheureuse que si cela avait été maintenant.
J’hésitai plusieurs mois puis un soir je finis par lui dire : « tu sais Henriette, on va arrêter là. Ne me demande pas pourquoi mais tu peux te rassurer ce n’est pour personne d’autre. Je n’ai pas un cœur à aimer, il est tout tendu vers ailleurs. On peut continuer le sexe si tu veux ». Toute la nuit, elle pleura abondamment, le lendemain, elle était partie pour ne plus jamais revenir. Pourtant elle criait qu’elle m’aimait et prenait véritablement son pied pendant nos ébats.
Ainsi donc, est-il possible pour certaines filles de ne pouvoir faire l’amour lorsqu’elles n’éprouvent aucun sentiment pour l’homme ? Comment les prostituées, où j’avais fini par aller régulièrement me soulager du poids de mes reins, pouvaient-elles se livrer nues devant des regards inconnus, leur offrir leur intimité sans avoir à pleurer de honte ? Comment des hommes comme moi pouvaient-ils partager l’intimité avec une femme l’instant d’une ou de deux éjaculations puis s’en aller sans avoir à vomir leur front ou leurs épaules ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’aimer sans soulever les cuisses mais de soulever les cuisses sans aimer oui ? Pourquoi en sommes-nous arrivés à monnayer le plaisir sans le quêter pour nous-mêmes ?
Je me posais toutes ces questions mais les soirs des lupanars étaient un appel, une pulsion irrésistible à laquelle je cédais et me soumettais au rituel mécanique du dénudement sans frénésie, du regard qui embrasse sans intérêt le corps allongé sur un lit anonyme dans une chambre anonyme qui en ont vu d’autres, du port méthodique du préservatif, de la bouche qu’on évite, il y a les hépatites, et le coït silencieux, le prix est déjà discuté dehors, et chacun projeté dans son monde sans rien en commun après l’éjaculation : elle attendant le salaire de son labeur et moi remontant mon pantalon ou attendant une seconde érection pour une seconde incongruité proportionnellement au poids de ma poche.
Cette nuit-là, avant que je ne m’endorme, les derniers mots que j’entendis étaient, « quoi qu’il nous arrive, toi, mon bougre d’homme, je t’aimerai toujours ».


INITIATION DU JEUNE NAWDA

La danse Eskpa est une danse initiatique du jeune Nawda. Les cheveux sont tressés de cauris et de cordes de feuilles de raphia. Cette coiffure est décorée de plumes d’oiseaux rares et même parfois de fleures pour embellir la parure. L’une des étapes de cette initiation qui dure  toute une semaine est de parcourir les limites du territoire de sa tribu en faisant des escales à des endroits historiquement symboliques (les grandes maisons, les arbres-fétiches…)

Initiation du jeune Nawda (ici à Koka en 2012, canton de la préfecture de Doufelgou)

Koka
Koka

DSCI2669

Danse Eskpa
Koka