Les cœurs muets portent des masques

26 septembre 2014

Les cœurs muets portent des masques

Je publie ici, les nouvelles que j’ai écrites mais que je n’ai pas pu éditer.

LES CŒURS MUETS PORTENT DES MASQUES

(EXTRAIT I)

A l’enfant sans visage, les yeux éteints et le cœur muet
Il n’y a de futur pour toi que dans ton passé.

 

Je viens de passer cinq ans en prison. C’est tout un autre monde fait de violence, de corruption et de faussetés. Cependant, jamais je ne m’étais senti une telle harmonie, un tel accord avec mon espace vital. La sensation de plénitude et de comble que je vis en prison, je ne l’avais connue que dans la rue. J’étais véritablement moi chez moi. Je pouvais me confondre à l’endroit. J’étais le caméléon épousant son paysage. Au Redemption House, à l’école, au lycée et à l’université, je n’avais nullement réussi à prendre la couleur de l’endroit. J’y avais toujours été une laide tache dans un grotesque tableau.
J’y suis doublement reclus. Mon cœur, à tout est fermé. Le soleil, il y a longtemps, s’y est endormi. Tous les soleils se lèveront ici que je serai toujours un bâtard, bâtardise de bâtardise ! J’avais beau nettoyer cette partie du cœur soustraite aux regards, essayer de l’ancrer dans la société des hommes, tenter une harmonisation entre ma mémoire et moi, je me suis toujours senti un hiatus : évanescence d’un espoir et naissance d’un monstre sauvage. Et, confortablement installé dans cet abandon de moi, j’attendais le trépas.
Il y a une semaine j’ai supplié le régisseur de m’obtenir un cahier et un crayon. J’étais décidé à me raconter à moi. Peut-être cela m’aiderait-il à me défaire de ce quotidien morose qui, jamais, ne m’a quitté depuis la rue ! Peut-être cela éloignerait-il le cauchemar que je fais depuis plus de trente-cinq ans maintenant où je suis poursuivi tantôt par des buffles, tantôt par des serpents jaunes tachetés de noir, et, m’enfuyant, je tombais infiniment dans de profonds trous au fond desquels m’attendaient des crocodiles toutes gueules déployées ! Je me réveillais toujours en sueur, la peur au cœur.
Cette mémoire ouverte que même le souffle du temps n’avait pas recouverte, je voulais la regarder en face. Je me demande à présent, la dernière ligne tracée, si quelque chose véritablement a changé en moi. Je demeure le fils de cette jeune femme que d’autres ont bafouée dans la boue, alors qu’elle ne cherchait que de l’eau à boire.

 

***

Aussi loin que je remonte dans les souvenirs brumeux de mon enfance, je me rappelle cet après-midi torride où j’accompagnai ma mère à la borne-fontaine du quartier. Je portais, moi aussi, un gobelet en guise de seau. La queue de femmes attendant leur tour de puiser l’eau était longue et nous dûmes, ma mère et moi, attendre notre tour ; moi jouant sur ses genoux. J’avais cinq ans. Je le savais parce qu’une semaine plus tôt, répondant à un monsieur, maman avait dit, « il a cinq ans ».
Notre tour arriva enfin. Je me réjouissais, fasciné par la magie de l’eau claire coulant du robinet, déjà à l’idée de l’eau que je transporterais dans mon gobelet. En tanguant, elle me mouillerait et me rendrait joyeux. Cependant, deux gigantesques femmes nous en écartèrent, allèrent péremptoirement mettre leur bassine devant le bec du robinet d’où coulait, l’eau que j’imaginais supposais fraîche. Maman protesta. On eût dit que ces deux femmes-là n’attendaient qu’un mot de maman. Elles se mirent à l’insulter. A nous insulter puisqu’on pointait vers moi un doigt malveillant chargé de haine. J’entendis des mots comme « bâtard », « dzimakpla »,  » kplamassé ». Ces mots ne m’ont jamais quitté sans pour autant que, sur le champ, je comprisse leur signification.
Maman protesta encore et cela sembla déclencher une hystérie chez toutes les femmes. Les deux qui avaient écarté maman, la saisirent et la projetèrent dans la flaque de boue, où se jetaient les eaux perdues. Maman ne pouvait leur tenir tête. Je savais. Mais lorsque sa chute dans la boue aspergea les autres femmes, toutes se ruèrent alors sur elle et se mirent à la rouer de coups ponctués de méchantes injures. Je voyais étalée devant moi, cette méchanceté gratuite. Inutile. Que leur avions-nous fait ? Je me mis à pleurer la bouche toute fendue sans retenue de larmes ni de morves ; larmes et morves se rejoignant en un liquide glaireux dans ma bouche, m’asphyxiant et m’obligeant de temps à autre à marquer une pause, à crier « maman », à renifler puis à reprendre mes pleurs toute bouche fendue. Une femme ricanant, vint projeter un seau d’eau sur moi me traitant encore une fois de « bâtard ».
Un homme qui passait par là vint à la rescousse et sauva maman d’une noyade certaine. Il s’imposa et maman, noire de boue, puisa de l’eau dans sa bassine, puis c’est en pleurant que nous regagnâmes la maison.

***
Nous habitions une case délabrée à la périphérie de la ville. Une natte déchirée de raphia tressé, nous servait de couchette. Le toit de paille, la saison de pluie dernière, n’avait été d’aucun secours. Le toit pissait des eaux entières et maman et moi, nous recroquevillions dans un coin de la case, le baluchon de maman et moi entre ses cuisses, la marmite et la casserole dans un autre coin. Généralement après la pluie, il fallait balayer les eaux que le sol de terre battue, creusé par endroit, retenait. Malgré tout, maman avait toujours été là, présente. Sa moindre, absence était pour moi une perte énorme. Lorsqu’elle allait se soulager dans le bois derrière l’école, c’était douloureux pour moi. Peu m’importaient les jouets des autres enfants, peu m’importaient leurs beaux habits. Il me semblait que les parents comblaient leur absence par ces beaux jouets et tous ces habits. Moi j’avais mon compte d’amour toujours garni.
Elle me racontait souvent des histoires marrantes de voleurs de sauce à qui on donne à manger et à boire leur merde et urine, de sourds qui hurlent des bonjours à longueur de journée, de muets qui disent bonjour aux sourds, de méchants que Dieu refuse de prendre avec lui au paradis les sommant de retourner sur terre continuer leur vie de méchants ; elle me parlait d’un homme qui viendrait puis nous emmènerait loin de notre « trou à rat ».
Elle semblait insensible aux humiliations de toutes sortes des voisines et des habitants du quartier. Ce jour-là pourtant, toute la nuit, elle pleura. Le lendemain on n’eut rien à manger. Elle se contenta de laver les habits de la veille, sortit faire un tour à la recherche de je ne sais quoi puis revint bredouille le visage douloureux. J’avais faim mais en pleurant, je lus une immense détresse dans les yeux de maman. Alors je ne pleurai plus de faim. Je me lovai entier dans son giron, et, noyé dans la chaleur de ce bien-être, j’en oubliai ma faim.
Seuls me sont restés de ces jours anciens, certains souvenirs douloureux, d’autres demeurent imprécis, insaisissables, souvenirs d’un amour volatil, disparu avec son parfum de sueur, de tristesse et d’inanition que rythmaient les plaintes de nos estomacs affamés.
Cette nuit-là, je ne sais pas pourquoi, elle me parla de mon père. Plutôt de leur amour. Je n’y comprenais rien. Mais elle se sentait avilie par l’homme qu’elle avait aimé, le seul d’ailleurs, envers et contre les sanctions parentales. Jusqu’à cette grossesse qui la fit, telle une pestiférée, chasser de partout: de chez ses parents blessés dans leur honneur, de chez son petit ami qui n’eut pas le courage de reconnaître sa paternité et dont les parents n’étaient point d’avis qu’il épouse une fille sans avenir.
Je croyais qu’il m’aimait. A quoi tient l’amour ? Vient-il combler un creux, taire une carence ? Nous étions tous en seconde. Le regard qu’il avait posé sur moi la première fois et les fois suivantes, l’attention insistante qu’il portait pour moi, l’intérêt qu’il m’accordait jusqu’à la protection qu’il exerçait sur moi contre ceux qui moquaient mes prouesses en maths, retouchaient l’image sordide qu’on m’avait laissé voir de moi-même, relookaient le faciès que je me faisais de moi. Jamais je n’avais vécu ni ressenti un tel intérêt encore moins une telle marque d’obligeance. Ni mon père, la brutalité hitlérienne dans mon éducation de fille unique, ni ma mère beaucoup plus soucieuse de mes besoins matériels, jamais ne m’avaient autant valorisée.
Je me mis à rechercher sa compagnie pendant les récréations ou aux sorties des classes, je guettais le chemin qu’il allait prendre pour rentrer chez lui et l’avoir à mes côtés. Puis un soir, alors que nous cheminions tous les deux, revenant de la bibliothèque de lecture publique où sincèrement, je l’avais retrouvé par hasard, il m’ouvrit son cœur. Du moins je croyais que c’était son cœur, aujourd’hui je me rends compte que c’était bien son pantalon et son contenu qu’il m’offrit. Son cœur à lui devait être dans ses pantalons. Ce soir-là, c’est un oui plein de passion qui végétait sur mes terminaisons nerveuses que je poussai vers lui : oui !
C’était un oui pour mon enfer.
Mon Trésor, c’est en cela que l’amour est cruel : vivre avec quelqu’un qui en aime une autre, dire bonjour à un absent, faire la bise à une absence et murmurer à l’oreille de cette absence, je t’aime mon amour, faire l’amour et jouir mais avec qui, avec un néant qui entier est ailleurs, ressentir la caresse de ce néant sur sa joue, sur son sein et se laisser pétrir, aveuglée par l’illusion de la présence affective.
Il m’apparut évident que maman ne me parlait plus. Elle se parlait, à elle.
La présence physique n’est pas présence affective.
Combien d’illusionnées sommes-nous à partager le toit, le lit, le plat, le sexe, et le toit et le lit et le plat et le sexe avec des présences physiques qui sont toutes ailleurs, dont l’âme et l’esprit tout entier revivent des plaisirs connus ailleurs peut-être avec la voisine de la case mitoyenne ; peut-être avec quelqu’un dans le quartier où on va les samedis soirs au cinéma ; peut-être avec la barmaid du cabaret où il vous invite certains soirs à prendre un pot ; peut-être avec la jeune fille qui vous salue respectueusement les dimanches à l’église ; peut-être avec la jeune étudiante qui vient les jeudis des feuilletons s’extasier devant la beauté du héros et s’indigner de la trahison de telle autre actrice, assise dans l’un de ces fauteuils que le lendemain vous astiquerez ; avec celle qui est partie étudier en France et qui lui écrit des lettres printanières énamourées qu’il cache bien précieusement pour les dérober à votre regard. Et vous, fière du plein de votre homme, ignorez que vous ne gardez que le plein du vide, que vous chérissez une carapace. Et lorsque la fausseté un jour ne se peut plus dérober, vous faites la somme de tout ce temps passé avec un étranger, que dans l’envergure de votre passion, vous appeliez, mon cœur, mon mari, le père de mes enfants, mon copain, mon amant, mon ami. Cette cruauté ne pardonne pas. Elle sape le cœur, elle sape la vie, elle la détruit. Mon trésor, fais attention à ces présences absentes. Elles sont criminelles.
Elle ne le disait pas en vain. A l’université, lorsque je compris que je n’étais avec Henriette que pour le sexe, alors même qu’elle se préparait à me voir ranger dans un cercueil ses vieux os ou à y ranger les miens, je me dis : il est encore temps que tu arrêtes la comédie, mon pauvre vieux. Elle ignore que tu es un monstre. Quand un jour elle le réalisera, les ravages seraient déjà irréparables et elle sera plus malheureuse que si cela avait été maintenant.
J’hésitai plusieurs mois puis un soir je finis par lui dire : « tu sais Henriette, on va arrêter là. Ne me demande pas pourquoi mais tu peux te rassurer ce n’est pour personne d’autre. Je n’ai pas un cœur à aimer, il est tout tendu vers ailleurs. On peut continuer le sexe si tu veux ». Toute la nuit, elle pleura abondamment, le lendemain, elle était partie pour ne plus jamais revenir. Pourtant elle criait qu’elle m’aimait et prenait véritablement son pied pendant nos ébats.
Ainsi donc, est-il possible pour certaines filles de ne pouvoir faire l’amour lorsqu’elles n’éprouvent aucun sentiment pour l’homme ? Comment les prostituées, où j’avais fini par aller régulièrement me soulager du poids de mes reins, pouvaient-elles se livrer nues devant des regards inconnus, leur offrir leur intimité sans avoir à pleurer de honte ? Comment des hommes comme moi pouvaient-ils partager l’intimité avec une femme l’instant d’une ou de deux éjaculations puis s’en aller sans avoir à vomir leur front ou leurs épaules ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’aimer sans soulever les cuisses mais de soulever les cuisses sans aimer oui ? Pourquoi en sommes-nous arrivés à monnayer le plaisir sans le quêter pour nous-mêmes ?
Je me posais toutes ces questions mais les soirs des lupanars étaient un appel, une pulsion irrésistible à laquelle je cédais et me soumettais au rituel mécanique du dénudement sans frénésie, du regard qui embrasse sans intérêt le corps allongé sur un lit anonyme dans une chambre anonyme qui en ont vu d’autres, du port méthodique du préservatif, de la bouche qu’on évite, il y a les hépatites, et le coït silencieux, le prix est déjà discuté dehors, et chacun projeté dans son monde sans rien en commun après l’éjaculation : elle attendant le salaire de son labeur et moi remontant mon pantalon ou attendant une seconde érection pour une seconde incongruité proportionnellement au poids de ma poche.
Cette nuit-là, avant que je ne m’endorme, les derniers mots que j’entendis étaient, « quoi qu’il nous arrive, toi, mon bougre d’homme, je t’aimerai toujours ».

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