Un charme d’écureuil (Extrait I)

7 novembre 2014

Un charme d’écureuil (Extrait I)

Je publie ici un récit que je ne qualifierais pas d’autobiographie. Même si…

Extrait I

A Aïda,

Qu’elle n’oublie jamais : 

« Aimer, c’est se perdre, malgré soi.» (NTM)

I

La lumière des lampadaires encore allumés formaient sur le bitume des sortes d’îlots. A vingt-deux heures, la municipalité éteignait deux lampadaires sur trois. On n’avait expliqué à personne les raisons d’une telle gestion, mais monsieur tout le monde se disait que c’était pour faire économie de l’énergie électrique. Il n’était cependant pas surprenant de trouver des lampadaires toujours allumés à huit heures du matin. Certaines rues de la ville, plongées entièrement dans le noir, du fait que la municipalité ne maintenait pas les installations électriques, constituaient de dangereux coupe-gorges. En poussant les jurons, les habitants continuaient de payer les frais dus à l’éclairage public, même si ledit éclairage ne se limitait qu’à deux rues du centre ville.

Monkeyhills était la deuxième plus grande ville de Karfoca, un pays de la côte ouest africaine, dont l’histoire, les noms des rues, des places publiques et même l’architecture de certains édifices, rappelaient le triple passage colonial allemand, anglais et français. Malgré sa densité et son influence politique, Monkeyhills demeurait vétuste, les rues défoncées, l’urbanisation inexistante, les habitations encore indigènes, insalubres et immondes. Lorsqu’on éteignait les lampadaires, certains malins expliquaient que le maire voulait cacher la pourriture de cette ville et que s’il avait pu, il éclipserait le soleil chaque jour et déroberait ainsi la vue de cette honte à ses habitants et aux touristes.

Mat maintenait son pied rageusement appuyé sur la pédale de l’accélérateur. Il devinait plutôt qu’il ne les distinguait, ces îlots de lumières. Il roulait. Parce que la route devant lui surgissait des phares. Son GPS mental n’avait programmé aucune destination précise. Aussi roulait-il, l’esprit brumeux.

L’aiguille de son compteur indiquait les 120 à l’heure. Son regard, englouti dans les ténèbres troubles de l’incompréhension, embrouillé par la frustration et la colère, n’y portait point d’attention. Par bonheur, la circulation, moins dense à cette heure, ne l’obligeait pas à la décélération, ni à embrayer et à débrayer de temps en temps. Il quitta la ville et continua d’écraser l’accélérateur, s’énervant que l’allure de la voiture ne lui offrît l’ivresse maximale pour se déconnecter de la douleur qui le corrodait silencieusement, mais atrocement. Il roula ainsi jusqu’à Chairville, un lieu-dit à une trentaine de kilomètres au sud de Monkeyhills. En prenant l’un des innombrables coudes de la route à cet endroit, il n’aperçut pas un couple d’amoureux qui s’enlaçait sur le trottoir. Il passa si près du couple que celui-ci dut faire un bond dans le fossé. Mat n’entendit pas les insultes et les imprécations qui le poursuivirent. Il n’en aurait eu cure s’il les eût entendues. Il traversa également ce lieu-dit, la conscience en divagation.

Cinq kilomètres plus loin, il entama les dangereux lacets de la faille de Devilmountain. Enchaînant trois virages en épingle sur une allure de 200km/h, il manqua d’emboutir un camion-remorque en panne, stationné sans triangle de pré-signalisation. Dès qu’il parvint à éviter le camion, la Mercedes 190 fit un tête-à-queue, le cul dans le précipice. Il pila sec, embraya précipitamment puis revint sur la chaussée. Il se rangea sur le bas-côté de la route, posa sa tête sur le volant. Elle répercutait douloureusement les battements affolés des tambours de son cœur empli de frayeur et l’adrénaline en crue.

Il connaissait le ravin qui finissait à plus de cent mètres plus bas. Y tomber signifiait un trépas certain. Deux années plus tôt, une famille amie, revenant des vacances d’août dans une Toyota, y trouva la mort. Les corps furent providentiellement retrouvés le lendemain par un chasseur autour de neuf heures alors que les mouches commençaient à voleter autour des orifices sans vie. Il assista personnellement à la remontée des victimes : son ami Joseph, son épouse Elise et les deux enfants, Denis et Dominique la puînée de deux ans, dont il était le parrain.

Plusieurs quarts d’heure s’écoulèrent. Lorsqu’il reprit la route de Monkeyhills, roulant doucement, il paraissait calmé. Alors, le film de cette infernale soirée défila, en play-back, broyant atrocement son cœur. Il ne pouvait pas y penser sans revenir à ces derniers mois d’une ardente passion. Son infortune lui fit se rappeler une histoire de son enfance. Il sourit à la comparaison qu’il fit entre Ida et l’écureuil. Ida, un écureuil ? Il secoua la tête. Amusé.

 

*

Cela remonte à sa première année du cours moyen. Son père partit un jour chasser. Le soir venu, il ne rentra pas. Le jour suivant, les habitants de Tand, partis à sa recherche, ne le retrouvèrent nulle part. Au crépuscule du troisième jour, la gendarmerie de Glue-city, un bourg à une quarantaine de kilomètres au nord de Tand, le ramena. Il semblait ébranlé. Il ne salua personne. Prit une douche puis, sans dîner, rentra se coucher.

Le lendemain, la famille, les amis vinrent lui rendre visite et essayer de comprendre le mystère de sa disparition. A toutes les questions, il répondait qu’il ignorait ce qui lui est arrivé : « Je n’ai pas retrouvé le chemin de ma maison, c’est tout ». Comment quelqu’un, bien portant, n’étant pas sous l’effet de l’alcool ou de quelque drogue, peut-il perdre le chemin de sa maison ? C’était inadmissible. Les hypothèses, des plus farfelues au plus abracadabrantes, mêlant génies de la forêt et diables, esprit des gazelles tuées et sirènes des eaux, furent tour à tour émises, démontrées, défendues, étayées par des anecdotes croustillantes. Un vieux chasseur mit fin aux élucubrations en avouant avoir vécu lui aussi cette mésaventure.

–          C’est l’écureuil !

L’assistance massée autour de son malheureux de père, médusée, écarquilla grandement les yeux d’incompréhension. L’écureuil !? Des regards hébétés et interrogateurs oscillaient du vieux chasseur à son père. Le vieux bougre, la tête baissée, traçant quelques arabesques que lui seul pouvait lire, faisait mariner son monde dans l’impatience. Au bout d’un petit moment, il cracha une salive visqueuse et grise du tabac qu’il chiquait, recouvrit son crachat de terre de sa plante du pied droit effaçant du coup ses arabesques, puis reprit posément.

–       C’est l’écureuil ! Dans la forêt, lorsque ce petit animal se dresse sur ses deux pattes arrière en frottant son mufle des deux pattes avant, s’il vous voit sans que vous ne l’ayez vu, vous perdez votre chemin. Vous errez dans la forêt pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’on vous retrouve. Par malheur vous pouvez vous faire dévorer par un fauve.

Des « Ah bon », fusèrent de la masse. « C’est ce qui lui est donc arrivé ! » Puis les rires explosèrent. La masse commença à bouger dans tous les sens comme si l’explication venait de les décrisper. Le vieux chasseur, certain d’avoir convaincu son auditoire, ajouta que ce petit animal, est un animal du diable qu’il importait d’éviter.

 

 

II

 

Aurait-il pu, lui, éviter Ida ?

Tout s’était emballé dès leur première rencontre à une soirée théâtrale où elle interprétait merveilleusement le personnage de Marie-Reine, la fille d’un ancien détenu. Après le spectacle, il la complimenta puis l’invita à partager un soda, à Las Vegas, un bistrot à quelques encablures de l’université.

La vingtaine d’âge, Ida était à son quatrième semestre en Sociologie. Elle portait un front intelligent, le rire franc, les cheveux taillés ras, la mise simple, guère chichiteuse à l’instar des étudiantes aux mises exagérément tape-à-l’œil. La silhouette d’une fille nourrie au lait et aux légumes verts ; de quoi dérégler les sens de tout homme sans coutures orthodoxes.

Le lendemain, il l’emmena manger un morceau. Elle était vêtue d’un décolleté bleu sur une jupe de flanelle imprimé de motifs floraux bleus, rouges et verts. Lorsqu’elle monta s’asseoir près de lui à la cabine, la jupe retroussée, dénuda sa cuisse gauche d’un brun clair parsemée de quelques longs poils noirs. La gorge de Mat se noua. Ida ne fit pas descendre la jupe, ignorant toute la décharge d’électricité que cette cuisse injectait dans ses sens. Il continua de fixer désespérément, même en démarrant, cette chair, fasciné et éperdu de désir. S’il n’avait été un grand timide, il aurait posé sa main dessus et y appliqué une caresse sensuelle.

En la déposant chez elle ce soir-là, sous une fine pluie, Mat lança son jingle :

–  Je finirai par te le demander un jour ou l’autre, autant le faire tout de suite : que dis-tu d’aller plus loin que ces rencontres, aussi loin que l’intimité ?

Ida resta silencieuse un moment, souriant, les yeux trahissant l’effort de réflexion qu’elle faisait pour donner une réponse convenable.

–   Vous savez…

–   « Tu », s’il te plaît. Ça nous évite les conjugaisons compliquées.

–   Avec le temps, je m’habituerai peut-être.

–   J’apprécierais bien.

–  Ok ! Je disais que c’est contre mes principes, de sortir avec un homme marié.

–   La flétrissure que voilà !

–   La flétrissure ? Pourquoi ?

–   Ma situation de marié m’interdit de tomber amoureux.

–  Oui ! En fait, normalement. Vous… tu sais, je t’admire beaucoup. J’ai souvent rêvé de sortir avec un écrivain. Mais v… tu es marié. Et je ne peux pas.

Mat était une sorte d’écrivain du genre masturbateur. Il écrivait plus pour sa propre jubilation que pour quelque lectorat. Depuis la classe de 3ème qu’il griffonne des poèmes, des nouvelles et des textes de théâtre, il n’avait soumis aucun manuscrit à une maison d’édition. Il se faisait juste lire par des copains et ses anciens profs d’université qui appréciaient fort bien ses textes. Rien de plus. Cependant, il continuait son écriture-masturbation.

La discussion avait continué enjouée, lui argumentant pour convaincre, elle, campée sur son principe, réfutait toutes ses attaques.

–  Est-ce que c’est bien pour un homme marié de sortir avec une fille ?

–  Quelle est la norme du bien ?

–  Ne m’entraîne pas sur un terrain philosophique : je n’y suis pas fortiche. Elle réfléchit un moment avant d’enchaîner. Je n’en connais pas la norme, néanmoins je peux en citer certaines caractéristiques : la loyauté, le respect de la parole donnée. Lorsqu’un acte fait souffrir l’autre, tu n’es plus dans le bien. Et du coup, pendant que j’y pense, le bien-être de l’autre ne serait-il pas la norme du bien ? Je te pose la question autrement : que sentirais-tu toi, si ton épouse te trahissait avec un autre homme ?

Cette question, il la redoutait. Elle est revenue plusieurs fois sans qu’il puisse lui trouver une réponse intelligente. Il soutenait que culturellement, un homme pouvait épouser plusieurs femmes, ce qu’une femme ne ferait pas. La société tolère, admire à la limite, un cavaleur ; une femme infidèle indigne. Il n’ignorait pas l’égoïsme d’un tel argument, toutefois il constituait pour lui une échappatoire. Elle rétorqua que c’était de la phallocratie morbide. Mentalement, il le lui concéda. Comme il insistait, elle finit par dire que la nuit porte conseil.

A peine était-il rentré qu’il reçut un texto d’elle.

« Tu sais, je t’admire beaucoup. Je dirai même tellement. Le problème : est-ce que tu sauras me rendre heureuse ? Je veux dire à l’aise dans notre relation ? Et en cela, je suis loin d’être sûre. Dors bien ! »

Il était minuit vingt-quatre.

Il répondit aussitôt : « On n’aime pas sur programme. C’est une question de quotidien : un jour c’est beau, un autre maussade. L’important est d’être là pour l’autre. Tu comprends ? Je veux être présent dans ta vie. Ouvre-moi ta porte ».

« On n’aime pas sur programme », reprit-elle, « merci de me l’enseigner. Je te promets d’y penser. Mais sache que, quelle que soit ma décision, je t’admire beaucoup. »

Les deux jours qui suivirent, elle déclina toute ses invitations. Le troisième jour, elle refusa également de le voir. Il désespérait de la revoir un jour, encore fasciné par le souvenir de la chair brun clair de cette cuisse sous le plafonnier de la voiture.

Toutes les fois qu’il vivait cette sorte de spleen, Mat se réfugiait dans son antre et s’enivrait des bruits d’insectes nocturnes, des coassements de crapauds et de quelques aboiements lointains de chiens. Souvent il s’exerçait à une sorte de détachement en éliminant de sa conscience, tous ces bruits. Et, lorsqu’il y parvenait, il vivait un semblant de béatitude, mordant goulûment dans le silence de cette ville au vivre corrosif. Il s’agissait du jardin public avec ses rangées d’acacias, de manguiers, de palmiers dattiers, d’eucalyptus, de calebassiers. Au centre, royalement, trônait un baobab. Ce jardin public, situé à la façade ouest de la Maison des Jeunes, servait de refuge aux nostalgiques et aux désespérés, de nid aux amoureux. Quelques mois plus tôt, la gendarmerie sauva de justesse un employé d’une micro-finance qui tentait de se donner la mort en se pendant à un manguier. Les enquêtes établirent les jours suivants que l’indélicatesse de l’employé avait créé un préjudice de plus de dix-huit millions de francs et qu’il tentait de se donner la mort pour ainsi échapper aux poursuites judiciaires. Il croupit en prison après sa guérison. La question essentielle revenait sur le meilleur de sa situation : quel service la gendarmerie lui a-t-elle rendu en le sauvant de la mort pour le jeter en prison ?

Construite à la sortie nord de la ville, la Maison des Jeunes, véritable centre polyvalent, accueille toute sorte de manifestations politiques, commerciales et artistiques surtout. C’était une immense bâtisse qui, à Monkeyhills, possédait la même attraction que la tour Eiffel. Les nuits, la façade ouest avec son jardin public, n’est fréquentée que par quelques étudiants révisant leurs cours à la lumière des rares lampadaires rescapés de l’insouciance des autorités municipales. Quelques promeneurs solitaires s’y aventurent aussi. Les amoureux que le calme et la discrétion invitaient, ne s’autorisaient des gestes osés car les militaires, tapis dans l’ombre des arbres, gardaient l’œil ouvert. Ils pouvaient marcher, main dans la main, s’enlacer, s’asseoir sur les bancs et rien de plus. Cette place publique, trois ans après son inauguration, porte encore fièrement son surnom : le triangle de Bermudes. Rien à voir avec le triangle du diable. En effet, au-delà du fait que l’espace est triangulaire, avant que les militaires ne surveillent les lieux, les mâles se perdaient régulièrement dans les profondeurs insoupçonnées de leur partenaire, des profondeurs retranchées derrière des toisons triangulaires.

Mat roulait vers cet antre lorsqu’elle l’appela. La voix était petite. Elle demanda s’il pouvait passer la prendre. Il ne comprit pas ce revirement soudain mais, tout à sa joie, il s’y rendit.

Ida l’attendait à sa devanture vêtue d’une autre jupe de flanelle avec d’autres motifs floraux noirs et blancs, d’une chemisette blanche sous une veste noire. Il l’amena manger au Nirvana Hotel. Elle commanda des frites et une omelette, repoussa la viande de poulet ou le poisson que Mat lui proposait. « Je ne vais pas te ruiner », dit-elle. Lui prit deux bières de la soirée. Depuis plusieurs années, il faisait l’effort de ne pas s’alimenter les soirées. Il se réveillait désormais, les matins, léger et sans coliques.

A la fin du repas, elle voulut participer à la note. Il refusa péremptoirement. Cette seule proposition augmenta son estime. D’ordinaire, les filles qu’il emmenait manger, commandaient comme des paysannes affamées et, après repas, attendaient à être payées de surcroît. Mais… elle !

Il la ramenait chez elle. Elle était assise les jambes légèrement ouvertes, la tête rejetée sur le dossier dans une attitude de méditation. Ils roulaient silencieux. Seuls les acoustiques de sa voiture enivraient les sens avec une collection de slows anglais : I’ll always Love You de Witney Houston, My Love, Fliying without wings du groupe Westlife, de la country music de Don Williams. De la musique téléchargée sur internet et stockée sur carte.

Tu sais, on m’a dit des tas d’horreurs sur toi, dit-elle soudainement et sans ambages, rompant le silence. Tu serais la terreur des filles. Tu parles comme tu écris, admirablement bien. Tu sais séduire et tu joues ton petit timide. Avec ce que j’entends, tu n’es pas le mec pour moi. Une fille pour frimer dans les soirées festives, une autre pour baiser le samedi, bref, il paraît que chaque soir tu sors avec une fille différente. Tu aurais même frappé Sidoine, une étudiante en Sciences Economiques. Violent et violeur. Ta carte de visite est impressionnante. Seule une idiote, connaissant tout ton background, accepterait de sortir avec toi. A cela s’ajoute le fait que tu es marié, père de trois enfants. Je ne devrais pas leur faire du mal en leur prenant leur père.

Étiquettes
Partagez

Commentaires