L’âne ou le vélo

18 février 2015

L’âne ou le vélo

AneI

(Cour du chef. Arbre à palabre. Baba le chef, et Byrm, le père de Bintou)

Byrm : Je ne sais plus où mettre la tête. Son retour me vole la tranquillité. Chef, je prends quelle route ? Je suis dévoré, avalé. Perdu !

(Silence)

Il est vrai, son père obtint la main de Bintou, ma fille, à sa naissance et remplit son devoir de prétendant. Nous attendions que ma fille soit capable de tenir un foyer. Mais avant les six ans de Bintou, son fils disparut du village. Chef, tu te souviens, comme nous l’avions cherché.

(Silence)

Si je compte bien, ces années font douze ; douze ans qu’il est parti de ce village. Sa famille a célébré ses funérailles à la cinquième année, ainsi que le recommandent nos coutumes. Son père vint me dire qu’il libérait ma fille.

(Silence)

Un autre soleil s’était à peine levé que le vieux Phanbare vint lui aussi demander la main de Bintou. Pour son fils Daouda. J’avais demandé ton conseil. Nous n’avions pas dit non. Daouda a rempli lui aussi son devoir de prétendant. Ma fille a grandi aujourd’hui. Elle peut donner le lait à son enfant. Chef, tu as toi-même fixé le jour de leur union.

Et voilà que Ata, le fils de Tcha’aba, est de retour. Il veut récupérer sa femme.

Qu’est-ce que je fais, chef ? Auquel des deux devrais-je donner ma fille ?

(Silence. Raclement de gorge du chef. Il se redresse de son rocking-chair)

Baba : Que dit le sage Tcha’aba ?

Byrm : Il fait la guerre de son fils.

(Raclement de gorge du chef)

Baba : Que dit le conseiller Phanbare ?

Byrm : Il agite sa lance: il attend ses petits-enfants de Bintou.

Baba : (Soupire) C’est donc le feu! Rien n’est donc calme.

Byrm : Je me réfugie sous ta sage décision, chef ?

(Silence)

Baba : J’écouterai mon sommeil. Reviens quand le soleil aura levé sa barrière.

 

 II

(Quelques jours plus tard. Nuit. Intérieur d’une case. Lampe tempête allumée. Une radio sur une tablette. Des vêtements pendent au mur. Sur la natte Daouda est couché sur le dos, pensif. Voix off)

Daouda : Que va-t-il lui donner ? La moto et le radiocassette ramenés de son voyage ? On raconte qu’il revient du Nigeria. Il doit être rentré avec beaucoup d’argent. Suffisamment d’argent pour lui acheter un moulin. Peut-être même un téléphone portable.

Ici, quand un homme apprécie véritablement une femme, il lui offre un vélo. Ou un âne. Ils sont d’une valeur inestimable. Est-ce qu’il le sait ? Va-t-il lui acheter un vélo ? Un âne ? Que lui offrira-t-il, lui ? Je peux moi aussi acheter à Bintou un vélo. J’ai des ânes. Et de très beaux. Et de très robustes. Et si nous nous retrouvons tous les deux à lui offrir la même chose ? (Soupir).

Demain est demain. Je vais écouter la nuit.

 III

(Nuit. Intérieur d’une case. Une chaise et une tablette en plastique. Un radiocassette joue de la musique nigériane. Une ampoule nue éclaire la chambre. Ata est couché sur un matelas de pailles. Lui aussi est pensif. Voix off)

Ata : Que vais-je lui offrir ? Un téléphone portable ? Son père le retirera. Des pagnes ? Son père se moquera de moi. Une moto ? Mais, sait-elle aller à moto ? Je pourrai lui apprendre à rouler à moto quand elle vivra avec moi. Que va lui offrir, mon rival ? Il n’a pas l’argent d’une moto.

Je sais qu’offrir un âne à sa fiancée reste un insigne témoignage de la considération qu’on a d’elle. Le vélo symbolise aussi le même prestige. Mon rival, qui est coutumier de ces traditions ne se précipitera-t-il pas chez le chef avec un âne ? Pourra-t-il lui acheter un vélo ? Et si on venait à lui présenter le même cadeau ?

Si je me résous à lui donner cet animal, il faudrait quand même qu’il soit beau, gras, propre et non comme ces baudets chétifs, le poil tondu par la faim, qu’on voit allant au champ ou à la rivière.

Je dois trouver autre chose.

Quand la nuit remplira mes yeux de son obscurité, elle me parlera.

 

IV

(Chez le chef. Sous l’arbre à palabre. Baba est assis dans son rocking-chair. Près de lui, assis sur des tabourets, Bintou et son père. Elle est richement vêtue. Une foule bruyante s’agite autour d’eux.

Arrive Tcha’aba, le père d’Ata : il tire un bel âne. La foule également acclame d’admiration.

Quelque temps après, vient Phanbare, le père de Daouda. Il pousse un vélo bleu tout neuf. Le porte-bagages renforcé, est un solide ouvrage de fer à béton soudé et également peint en bleu. La foule acclame d’admiration.)

Baba : Population de Bindare, il y a longtemps, le père d’Ata a obtenu la main de Bintou, la fille de Byrm pour son fils. Il a fourni toute la dot. Mais un jour le fils Ata est parti. Vous vous souvenez, nous l’avions tous cherché à Bindare, à Polda, à Mango, à Nanergou, à Komboloaga. Et comme il n’est pas revenu depuis tout ce temps, nous l’avons tous cru mort. Son père a organisé ses funérailles. Nos coutumes nous le commandent.

Tcha’aba libéra Bintou de la dot de son fils.

Le père de Daouda, à son tour obtint la main de Bintou. Lui aussi s’acquitta de la dot. J’ai personnellement fixé la date de leur mariage.

Mais il y a quelques jours Ata est de retour et veut reprendre sa femme.

Peuple de Bindare, à qui le père doit-il donner sa fille ?

(Rumeurs de la foule)

Baba : J’ai alors décidé que chacun des prétendants offre un cadeau à la fiancée. Celui dont le cadeau sera préféré épousera Bintou. Peuple de Bindare, nous sommes réunis ici pour voir Bintou choisir son mari.

(Cris d’appréciation de la foule)

Vous voyez tous : Le père d’Ata, offre un âne, un bel animal ; le père de Daouda, un vélo bleu, tout neuf.

(Hurlements de la foule)

Tcha’aba, père d’Ata, avance et dis à la belle Bintou, pourquoi lui donnes-tu un âne ?

Tcha’aba : Chef, je n’irai pas loin : prendre une femme, c’est arracher une esclave à ses parents pour en faire une reine dans la maison de son époux. Une reine travaille-t-elle ?

La foule : Jamais !

Tcha’aba : Nous sommes paysans. Et nous tous savons combien un âne nous sert dans toutes nos activités. Elle a son âne. Je ne tolérerai pas que la reine Bintou, fasse les corvées d’eau, de bois, de champs, de marché. Jamais elle ne fera un pas sans son âne. J’ai parlé.

(Hurlements de la foule)

Baba : Phanbare, père d’Ata, parle : pourquoi un vélo ?

Phanbare : Un seul mot, chef, un mot : un âne n’est pas un cheval. Le vélo, c’est le cheval du blanc. Qui parmi vous ne nourrit pas le rêve d’avoir un vélo qui le soulage ? Le vélo transporte des poids que le gracile cou d’une reine ne doit porter. Une femme à vélo ne perd pas son temps. Quelle femme ne voudrait-elle pas aller au marché avec son mari à vélo ? Quelle élégance, une femme à vélo ! Toutes les femmes du chef ont chacune son vélo. On les voit aller partout, faire tout leur à vélo. Et plus vite qu’un âne. Nos pères donnaient des ânes à leurs femmes. Donnons-leur des vélos si nous les aimons vraiment.

Je le dis toujours, c’est à vélo que la vie de couple est belle. Je dirai pour finir qu’un vélo n’a pas d’auge, pas d’estomac, donc il ne salit pas la cour par son anus. C’est mon mot.

Baba : Bintou, tu as écouté. Nous te regardons.

(Elle se lève et avance vers le vélo et l’âne, tenus par les beaux-pères. Flottements. Elle va au vélo. Caresse le cuir bleu de la selle, le porte-bagages, le cadre, le guidon. Elle klaxonne. Hourra de la foule. Elle va à l’âne et caresse son mufle, sa croupe et fait quelques tapes sur son postérieur. L’animal lâche quelques braiments et agite ses longues oreilles. Hourra de la foule. Elle va murmurer son choix à l’oreille de son père. Celui-ci acquiesce de la tête. Elle retourne vers l’âne et le vélo.)

Rideau

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