Toi, je te tue !

24 décembre 2014

Toi, je te tue !

Maison brûlée« Si je pouvais, je te tuerais. Tu me pourris la vie. Ça suffit ! Lâche-moi ! Je ne suis pas responsable de ta mort. Je ne t’ai pas tué. C’est ta mort qui t’a croqué. Et pourquoi me hantes-tu ? Pourquoi me persécutes-tu ? Comment je fais pour te tuer ?»

Il s’agit de mon frère jumeau. Moi c’est Kpatcha. Lui c’est Toï. C’est ainsi qu’on prénomme les jumeaux chez nous. Les jumelles, c’est Naka et Nêmê. D’autres groupes ethniques ont leurs prénoms. Je demeure curieux de savoir comment les peuls prénomment leurs jumeaux. Je sais que les Nawdas, des sorciers qui pilotent leurs avions les nuits, n’ont pas de prénoms pour les jumeaux.

En fait le prénom chez nous est chargé d’histoires : donc de soupires ; ou de promesses : donc de rêves. Un copain du quartier s’appelait « Magnou-Siba », littéralement, « Ma-tête-est-morte ». Plus sérieusement, « J’ai pas chance ». Et Ma-tête-est-morte était toujours malchanceux. Il était accusé de tout. Il recevait tous les coups destinés à d’autres garnements. Ma-tête-est-morte portait tout le désespoir de ses parents d’avoir été toute leur vie, malchanceux. Et Ma-tête-est-morte a hérité de toute la malchance de ses parents, cela va sans dire.

Nous sommes nés un dimanche. Du moins c’est ce qu’ont dit nos parents. Et puis la mort a fait un choix. C’est comme quand vous avez deux mangues. Vous les regardez. Vous choisissez d’en manger une d’abord puis l’autre ensuite. Alors, qu’est-ce qui guide votre choix ? Difficile à dire ? Je choisis souvent la moins grosse. Histoire de finir avec la plus grosse. Côté goût, je goûte aux deux. J’apprécie les yeux fermés la douceur. Et puis je croque la moins douce pour finir avec la plus sucrée. C’est comme ça la mort a fait avec nous : elle m’a rendu malade, pendant que lui Toï, courait, gambadait, se gavait de tout. Moi je grelottais de froid, je vomissais, je chiais des seaux. Et avant que ma maladie ne pousse des jurons et me laisse tranquille, Toï mourut. Une nuit. A 13 ans. Je conclus que la mort reviendra à moi lorsqu’elle aura fini de le digéré.

 

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Des années sont passées. Mon école n’a pas fait la route. Jusque la classe de 5ème. Et j’ai appris la conduite. Au bout de cinq ans de brimades, de jurons, de torgnoles, de privations, d’insomnie, j’ai obtenu mon permis de conduire. Une joie. Une fête. Une sortie de prison : mon patron, un vieil ivrogne, goujat et puant n’aura plus ma tête pour cogner, mon visage où cracher.

J’ai obtenu un emploi dans un organisme non gouvernemental. Avec un salaire de 66 mille nets, je tais les 371 francs qui s’ajoutent, j’estimais que j’étais bien payé lorsque je vis celui du directeur, un lointain oncle à moi, avec seulement le BEPC comme diplôme : 347 000 nets. Je n’ai pas pu lire les 793 francs en plus. 347 000 cash ! Je conclus que j’étais lésé. Mais qu’y pouvais-je. Secrètement, je l’enviai. Je le jalousai. Je me révoltai à certaines occasions, conduisant mal ou traînant la patte à aller lorsqu’il m’appelait.

Je me mariai. J’eus trois enfants. Tout allait parfaitement bien lorsqu’un matin, au réveil, je ne pus pisser. J’avais mal, mais devant la lunette des waters, mon pénis refusa de cracher l’urine. Je buvais de l’eau comme du sable sec, mais ne pouvais pisser. Au bout de trois jours d’atroces douleurs, mes pieds s’enflèrent. On me transporta à l’hôpital, au CHR de Kara. Les soignants me placèrent une sonde. Je pus pisser pendant à peine une minute puis tout se bloqua. Les douleurs décuplèrent. Je criais, je gémissais, je me tordais, je me contorsionnais. Tous mes mouvements semblaient aiguiser ma douleur.

La nuit je réussis à fermer l’œil et qui vois-je dans mon sommeil ? Toï ! Il portait une barbe. Il pointa sur moi un doigt menaçant puis il brandit une assiette. Je la reconnus, cette assiette en terre cuite. Enfants, nos parents servaient nos repas dans une même assiette. A dix ans, papa et maman discutèrent un soir de ce service unique et le lendemain, on servit à chacun dans son plat. Lorsque la mort le préféra à moi, les parents gardèrent son assiette à notre autel sacrificiel, à l’entrée de la maison où deux fois par an et aux jours de fête, Noël et nouvel an, papa égorgeait deux poulets du même plumage. Depuis la mort de papa, plus personne ne s’occupe de cet autel.

Je me réveillai. Les douleurs aussi, plus cruelles. Mon cas échappait à la science des médecins. A la visite de 7 heures, je demandai au médecin de retirer la sonde. Il refusa : « si on t’enlève cette sonde, tu vas mourir », argumenta-t-il.

–         Elle ne me sert à rien en ce moment, insistai-je.

–         Monsieur, laissez-nous faire notre travail.

–         Vous me regardez mourir et vous parlez de vous laisser faire votre travail ?

J’insistai et ils finirent par retirer leur sonde. Je me fis conduire dans mon village à Kouméa. J’allai directement voir mon oncle maternel. Il me conduisit chez un charlatan. Ce dernier, me détailla du regard et conclut que le coupable était mon frère jumeau. Il se drapa de peau de bête, prit une queue de cheval et marmonnant des paroles incantatoires où j’entendais distinctement « Toï, je t’appelle ! Toï je t’appelle ! », il entra en transes. Mon oncle m’expliqua qu’il convoque mon frère jumeau.

Au bout de quelques minutes, un vent souffla, la porte de la case dans laquelle nous nous trouvions, s’ouvrit et une voix parla :

–         Pourquoi me dérangez-vous, je suis venu ?

–         Regarde ton ami, pourquoi veux-tu le tuer ?

–         Qu’il meurt, répondit avec une telle fureur, la voix. Qu’il meurt, il ne sera pas le premier. Il me sert à quoi ?

–         Que t’a-t-il fait, demanda le charlatan ?

–         Ce qu’il m’a fait ? Demandez-le-lui ! Je l’ai aidé à l’école. Je lui ai trouvé du travail, une femme, des enfants et il mange sans penser à moi. Et vous voulez que je le laisse vivre pourquoi ? Qu’il vienne ici et on va tous crever de faim.

–         Il tient ton pied ! Il ne savait pas. Libère-le et désormais il ne t’oubliera plus jamais.

Il y eut un long silence. Moi je pensais à tout ce qu’il dit avoir fait pour moi. Il m’a aidé à l’école ? Il ne faut pas rire ! Si j’avais obtenu le BEPC, j’aurais un gros salaire comme mon directeur. Si mon école était allé loin, je serais docteur plutôt que chauffeur à se faire crier dessus par une secrétaire pas du tout fichue d’être belle en plus d’être grosse et molle comme caca d’éléphant atteint de diarrhée.

Des raclements de gorge m’arrachèrent à cette sourde colère qui dilatait mes narines.

–         Je tire son oreille, qu’il se rappelle que je suis là. Enfermez un poussin sous une calebasse au milieu de la cour, creusez les racines d’un papayer portant des fruits, faites-les moudre avec du sésame et qu’il en mange pendant une semaine. Moi je veux un bouc noir et un coq rouge.

Un autre vent souffla, la porte s’ouvrit de nouveau et tout revint calme dans la case.

Rentrés à la maison, mon oncle et moi nous empressâmes d’enfermer un poussin sous une calebasse et lui courut creuser les racines de papayer portant de fruits. Je m’étendis sur une natte sous le grand manguier. Les douleurs avaient diminué. Le sommeil me vola la conscience. Au bout de combien de temps m’endormis-je ? Je me réveillai en sursaut avec une pressante envie de pisser. Je m’éloignai de la natte et l’urine qui jaillit était chaude, jaune et abondante. Au bout de cinq minutes, je dus me déplacer parce que l’urine refluait sous mes pieds. Je pissai ainsi plus d’une demi-heure changeant de place. Les dernières gouttes cendreuses ne m’alarmèrent guère du tout. Mon oncle me retrouva requinqué. Je pris les racines et rentra à Kara. Au bout d’une semaine, je retournai à Kouméa avec un vieux bouc noir et un coq rouge.

 

 

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Chaque année, je sacrifie à notre autel, un coq rouge et un bouc noir. Je n’eus plus d’ennuis de santé.

Il y a deux ans, subitement, alors je me trompais de femme dans une chambre d’hôtel avec une jeune étudiante, belle comme une image de publicité, je devins impuissant. Mon sexe entra dans la position que les femmes qualifient de 6 heures trente : la petite et la grande aiguilles sont arrêtées sur 6. A l’horloge virile, le pénis et les testicules pendent tristement sans que le premier n’ait de l’énergie suffisante pour hocher de la tête au moins à 6 heures 15 ou 45.

Je courus immédiatement au village auprès de mon oncle. Mon oncle me conduisit auprès du charlatan, lequel convoqua Toï, lequel m’accusa de ne pas m’occuper de lui. Je protestai que je faisais chaque année les sacrifices qu’il a exigés de moi.

–         Manges-tu une seule fois dans l’année ?

Mon garçon, dit souvent parlant d’un copain qu’il ne kiffe pas, « il est gonflé ». Il est gonflé le mort Toï.

–         J’ai faim, j’ai soif et lui il baise les étudiantes, ça veut dire quoi ?

« Jaloux en plus. Eh garçon, je ne t’ai pas tué », voulus-je m’écrier.

–         Qu’il pense à moi de temps en temps : je ne demande rien, au moins qu’il me fasse manger quatre fois l’an, c’est trop lui demander ?

–         Il a compris, intercéda le charlatan.

–         Qu’il aille bouillir les racines de kao, et qu’il boive.

Mon oncle et moi allâmes à travers champs chercher cet arbuste aux vertus magiques. Une fois à Kara je fis bouillir les racines et en but plus que de raison. Je relançai l’étudiante qui accepta et nous nous retrouvâmes dans le même hôtel. Cette nuit, elle s’enfuit oubliant son téléphone portable, son collier et m’abandonnant à un priapisme douloureux.

Cette année je sacrifiai chaque trimestre un coq et un bouc.

 

 

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L’an dernier, pour finir ma maison et y aménager, je pris un crédit à la banque. C’est vrai mon salaire a grandi au bout de vingt-cinq ans de service. Avec le crédit je n’ai pas pu donner à Toï depuis trois trimestres son coq et son bouc. Je sais qu’il est en colère.

Le vendredi dernier, je suis rentré au village expliquer mes difficultés d’argent à mon oncle et au charlatan. Nous convînmes de lui offrir un coq en guise de pardon. Le charlatan a égorgé le coq et l’a jeté au pied de l’autel. Le volatil mourut froidement, sur le ventre, sans bouger. D’ordinaire lorsque Toï approuvait le sacrifice, l’animal sautait, se débattait et retombait sur le dos, les pattes en l’air et mourait. Mais ce coq ne s’est même pas débattu contre la mort et il est mort sur le ventre.

Je commençai à avoir peur. Bloquerait-il mon urine ? Me paralyserait-il du pénis ? Ce soir j’avais rendez-vous avec une coiffeuse. Une fille de mon village. Célibataire à trente-huit ans, sans enfant. Elle vit chez elle. La maîtresse de rêve. Je repartis à Kara avec la promesse que je reviendrai la semaine suivante avec boucs et coqs, ça me coûtera ce que ça me coûtera : je vais m’endetter.

 

 

 

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Cette fois-ci, Toï est allé trop loin ! La fumée que j’aperçus de loin en rentrant ce lundi soir chez moi, ne me laissa même pas penser à un incendie. Je retrouvai pourtant tout le quartier noir de fumée éteignant les derniers morceaux de bois brûlant : ma maison, deux chambres-salon pour ma femme et moi, et une chambre-salon pour les enfants était partie en flamme. Je regarde cette désolation et je ne sais quoi faire ?

J’enfourche ma moto et me précipite à Kouméa alarmé. L’oncle alarmé court chez le charlatan. Le charlatan bougon convoque Toï qui tarde à arriver. Lorsqu’il arrive, avant qu’on ne lui pose une question, il attaque :

–         Je t’ai aidé à l’école, je trouvé du travail, je t’ai aidé à avoir un crédit à la banque et à construire ta maison où tu dors toi, ta femme et vos enfants et tu ne veux pas me donner à manger ? Ta maison a brûlé, je vais voir ce que tu vas faire maintenant, chien !

–         Charlatan, comment je fais pour le tuer ? Comment je fais ?

–         On ne tue pas les morts, dit calmement le charlatan, on discute avec eux, on négocie.

–         Négocier ? Je ne sais où je vais dormir cette nuit et je vais négocier ? S’il mange tous ses boucs et coqs, il reconstruit ma maison ?

Toï éclata de rire, un rire comme un grondement de tonnerre qui mourut diminuendo.

–         Il est parti. Il faut éviter d’énerver nos morts, ils sont rancuniers, conclut le charlatan.

Je fais quoi de ma maison brûlée ?

En rentrant à Kara, grommelant « Si je pouvais, je te tuerais. Tu me pourris la vie. Ça suffit ! Lâche-moi ! Je ne suis pas responsable de ta mort. Je ne t’ai pas tué. C’est ta mort qui t’a avalé. Et pourquoi me hantes-tu ? Pourquoi me persécutes-tu ? Comment je fais pour te tuer ?», je me dis que les morts ne sont que des envieux.

 

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