Les cœurs muets portent des masques.

17 octobre 2014

Les cœurs muets portent des masques.

Quatrième et dernier extrait de la nouvelle Les cœurs muets portent des masques.

 

Pour la troisième fois je me retrouve dans un commissariat de police. Cette fois-ci, je crois que mon compte est bon.
Après une maîtrise en droit pénal, à défaut de continuer des études doctorantes ou de pouvoir m’orienter vers la carrière d’avocat, de notaire ou d’huissier, j’avais obtenu une place d’enseignant de Droit dans un lycée technique privé à la capitale.
Pendant mon deuxième congé de Noël, je me convainquis que je devais retourner dans la ville de maman. Je n’y connaissais personne. Je pris car direct et y arrivai dans l’après-midi. Je pris une chambre dans une minable auberge à trois mille cinq cents la nuitée. J’y étais arrivé sans but ; venu dans cette ville comme à un pèlerinage, l’anxiété et l’angoisse mordillant continuellement mon cœur.


J’attendis deux jours couché dans un lit au sommier grinçant. Le ballet des cafards et des souris qui étaient en définitive d’une désagréable compagnie, me distrayait de ma lecture de Chienne de vie de Diastème. Ce qui véritablement me perturbait, étaient ces questions : que sont devenus les anciens compagnons de la rue ? Qu’est-ce qu’elle est devenue la case où maman et moi habitions ? La borne-fontaine y était-elle toujours avec l’urbanisation anarchique que connaissent nos villes ?
Le troisième soir je suis sorti. J’ai marché dans les rues, jadis mon empire. Tous les visages m’étaient étrangers. J’ai vu des portefaix, des sacs de maïs sur les épaules. Aurais-je pu à 38 ans porter des sacs de maïs de cent kilogrammes ? Un soupçon de reconnaissance pour ce que le père Thomas avait fait pour moi me traversa l’esprit, mais je ne m’y attardai guère. Des enfants en haillons, crasseux, déambulaient, le regard de l’épervier à la chasse du poussin. Je suis passé devant le commissariat de police. En 23 ans rien n’avait changé. Le palais de justice, non loin, s’est relooké d’une couche de peinture jaune et les arbres qui autrefois offraient de l’ombre aux parents des prévenus, ont disparu, morts ou détruits.
Avant la tombée de la nuit je me suis dirigé vers le quartier où maman et moi vivions, celui de l’hôpital. Je n’ai pas eu le courage d’aller plus loin. J’ai bifurqué dans une gargote achalandée en cette fin de journée. J’eus du mal à me tailler une table libre et me fis servir une bière. J’observais les gens aller et venir. Des cris, des rires, des appels, des plaisanteries, remparaient les soucis quotidiens des clients. On y vendait des boules d’akpan et des abattis de bœufs en soupe. Je m’offris un dîner. J’espérais de tout mon cœur que quelqu’un me reconnaîtrait, me taperait sur l’épaule. Mais je ne me rappelle pas avoir eu un ami d’enfance qui, en me faisant une tape amicale sur l’épaule, crierait mon nom, comme le chauve là-bas vient de le faire avec cette jeune dame en jeans, chemise blanche et longues tresses: « Ah ! Elodie par où es-tu passée ? Il y a un bail » ! Non ! J’ai attendu jusqu’à la fermeture. Le miracle ne s’est pas produit. Je n’avais pas de nom. Pas d’ami d’enfance. En quittant la gargote, l’esprit guilleret, j’étais décidé : le lendemain, j’irai dans ce quartier.

***
Rien en fait n’avait changé. Il y avait certes de belles maisons neuves édifiées par les nouveaux riches. D’autres s’étaient écroulées. Mais les rues étaient les mêmes. Défoncées. La boutique d’alimentation générale  » Chez Marie », est aujourd’hui un cybercafé. Le bistrot que tenait un ancien combattant est une maison en verres à deux étages dont le rez-de-chaussée est un bar restaurant. L’enseigne a fière allure « L’Africaine » en style Bradley Hand.
J’hésitais, observant scrupuleusement l’endroit qui avait pu bien être notre demeure. La borne-fontaine, disparue, ne pouvait plus me servir de repère. Je déployai dans ma tête la carte déteinte de ces années mais je ne pouvais lire la légende. J’y étais je crois. Mais j’étais très peu sûr. La maison voisine avait été celle du directeur de l’école primaire du quartier. C’était bien elle, cette maison avec son manguier dans la cour. Le manguier avait vieilli ; certaines branches au sommet avaient desséché. Les murs portent visiblement des rides et certaines feuilles de tôle neuves ont par endroit remplacé les feuilles rouillées.
L’espace qui avait été notre habitation est un long hangar. Il y a des haut-parleurs desquels s’échappent des staccatos de fusillades, des explosions, des engueulades et des cris déchirants. A la devanture un tableau d’affichage indique des films et des heures. Je devine un amas de terre, de la paille pourrissant : notre case s’était donc écroulée. J’ai continué par scruter : éviter de me tromper. Environ deux cents mètres plus loin, mes repères se perdaient. Alors je revenais. J’ai fait ce trajet plus de dix fois, du hangar à plus de cinq cents mètres devant. Sous un acacia, des gens jouaient à l’awalé.
Je ne l’ai pas vu venir ; aussi son « bonjour » m’a-t-il surpris. J’ai fait la navette tête pieds, pieds tête avant de répondre : « bonjour monsieur ». Il devait avoir la soixantaine mais maintenu, les cheveux grisonnants, la barbe de plusieurs semaines qui contrastait avec la calvitie que rien ne semblait retenir. Son chandail limé disait éloquemment une retraite modeste si elle n’était miséreuse.
 » Cherchez-vous quelque chose ou recherchez-vous quelqu’un ». Je l’ai encore regardé. « Vous n’êtes pas d’ici ». « Excusez monsieur, je ne fais que passer ». Il sourit.  » Vous ne faites pas que passer, vous êtes là à observer avec intérêt le vidéoclub. Cet endroit vous rappelle-t-il quelque chose ». Je baissai la tête, intimidé. « Vous avez raison, monsieur. J’ai habité quelque part par ici il y a plus de trente-cinq ans ». Il reprit songeur :  » trente-cinq ans ! Moi j’ai grandi également dans ce quartier ». La main tendue vers le manguier dans la cour de la maison là-bas, il ajouta « feu mon père y vivait ». Ainsi donc son père avait été le directeur de l’école du quartier. « Vous dites avoir habité quelque part ici il y a trente ans de cela ! Mais cela me rappelle une histoire. Dites ! N’habitiez-vous pas ici avec une jeune femme, votre mère, si ça se trouve, qui vous abandonna un matin » ? Je répondis par l’affirmative. Alors il se retourna vers le groupe jouant à l’awalé et appela un de ses familiers. « Eh ! Georges, il est revenu ! On avait raison, on se disait qu’il reviendrait. C’est lui, il est revenu ». Puis se retournant vers moi « qu’est-ce qu’elle est devenue votre mère ? On ne l’a plus revue. »
Georges s’est approché de nous. Trois autres personnes l’accompagnaient, dont un plus jeune, à peine la trentaine. Georges me demanda comment j’allais. Biens avais-je répondu. Alors le plus jeune qui était avec eux demanda : « Papa, c’est le bâtard dont tu nous as parlé ? C’est le bâtard ? C’est bien lui ? »
J’étais paré pour la troisième guerre mondiale et avant qu’il n’ait eu le temps d’assouvir sa curiosité sur le bâtard dont ils étaient sûrs qu’il reviendrait un jour, j’avais sonné l’abordage. Le coup de poing partit et atteignit l’impertinent en plein visage. Le nommé Georges vint s’interposer au moment où le second coup partait. Il le reçut je sais où mais s’effondra. Je me mis à genoux sur le corps écroulé et il plut une avalanche de coups. Je cognais tel un sourd qui n’entend pas l’agonie de sa victime. Il fallut plus de vingt bras pour m’arracher de ma proie. La violence rend aveugle.
Les mots « bâtard » et « putain » se répétèrent en un interminable écho bourdonnant dans mon crâne à la vitesse du sang qu’il pissait. J’entendis quelqu’un dire qu’il fallait le conduire à l’hôpital.
J’avais la tête vide lorsque la fourgonnette de la police a éjecté des policiers qui se sont jetés sur moi, m’ont menotté et jeté dedans. Au commissariat je sus que le nommé Georges qui s’était interposé entre le jeune homme et moi, venait de mourir, à la suite d’une hémorragie cérébrale.
***

 

J’ai été déféré à la prison civile. J’ai attendu trois longues années pour voir mon procès s’ouvrir. Durant toute la procédure je me suis refusé à parler. Je savais ce qu’il m’en coûtait mais, plutôt que de tenter d’expliquer en vain ce que personne ne comprendrait, j’avais préféré me murer dans un silence sépulcral. Même les pitreries du procureur ne m’ont point fait ouvrir la bouche. Il me présentait comme un enfant de la maison au sens propre et au figuré : ancien taulard et juriste.
– Monsieur nie-t-il être bâtard ? Non ! Il suffit de regarder son jugement supplétif tenant lieu d’acte de naissance pour comprendre que ce nom, Thomas Lazare, est un nom colmaté, un nom bâtard. Alors monsieur est bâtard. Le fauve ne m’attaque-t-il pas lorsque je le traite de bâtard ? Pourtant il l’a toujours fait. Mais il ne m’attaque pas. C’est vous dire mesdames et messieurs les jurés, que ce n’est pas une pulsion intérieure enfouie depuis son enfance qui le pousse à tuer comme la défense a semblé nous le faire comprendre tout au long de ce procès. C’est un tueur né.
« Il a fait la rue, certes, mais tous ceux qui ont fait la rue sont-ils des criminels ? Ils sont des pères de famille, des professeurs, des cadres bancaires, des directeurs de sociétés, des hommes de loi, enfin des personnes dont la société est fière aujourd’hui. Qu’est-ce qui particularise notre cher monsieur ? C’est sa cruauté. Mesdames et messieurs les jurés, je réclame pour cet homme, la réclusion criminelle à vie. La société n’en sera que plus tranquille. »
Lorsque le monsieur qui m’avait dit ce jour-là « bonjour » puis appelé « Georges, il est revenu » a demandé à faire une ultime déclaration puis a avoué à la barre devant toute la cour abasourdie que la victime était en réalité mon géniteur, le procureur a regretté qu’on ait aboli la peine capitale. Un tel parricide mérite l’échafaud ou le peloton. Je serais juste revenu commettre mon forfait.
Ainsi j’avais tué celui que j’avais mis toute une vie à rechercher pour haïr ; tué celui qui avait condamné ma mère et moi à cette errance d’âmes en peine ! Lui n’ignorait pas mon existence mais n’avait rien entrepris pour moi, ni pour me rechercher encore moins pour me donner un nom. Je ne sais vraiment pas ce que je ressentis en ce moment précis. Une faute ou un devoir accompli ?
La défense n’a rien pu faire. La thèse de l’accident était ridicule devant le parricide. J’ai été condamné à la prison à vie.
A la sortie du tribunal, alors que les policiers me conduisaient à la fourgonnette, l’avocat s’est avancé vers moi et m’a dit : « tu n’as rien fait pour m’aider. Je ne vais pas en rester là », a-t-il ajouté avec une tape complice sur l’épaule. Les gardes m’ont emmené. En franchissant les portes de la prison, je ne sais plus à combien d’années remonte déjà la dernière fois, j’ai fait le signe de croix et murmuré un « amen » baigné dans la salive que faisait sourdre l’odeur fétide des lieux. J’avais, je crois, atteint le fond et la remontée était désormais impossible.

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