Les cœurs muets portent des masques (Extrait III)

15 octobre 2014

Les cœurs muets portent des masques (Extrait III)

Extrait III de la nouvelle Les cœurs muets portent des masques

Ce soir-là le père Thomas pleura de joie. En réalité je ne savais plus quoi faire après. Aller au lycée puis après ? Apprendre un métier puis après ? Je pouvais toutefois retourner dans la rue où j’avais conservé une carte de visite respectable. A 27 ans dans la rue ! C’est alors que la question du retour que j’étouffais jusque-là, envahit mon esprit, m’obséda nuit et jour. Je pouvais retourner dans mon quartier et poser des questions. Quelqu’un finirait bien un jour par me dire où est allée ma mère et qui était mon père. Généralement les grossesses de jeunes scolaires sont l’objet de cancaneries dans les quartiers et il était impossible que personne ne connût mon géniteur.
Je rangeai cette pulsion et m’inscrivit au lycée pour sortir à 32 ans avec le baccalauréat. Après deux échecs, en seconde puis en terminale.

* **
Une épaisse crasse recouvre les murs de la police à la capitale ; le dégoût qui en émane retourne les tripes. Le policier en face a une barbe hirsute, musée de quelque plat récent assaisonné à la tomate. La lèvre inférieure lui pèse lourde et l’intérieur rougeâtre fait penser à un alcoolique impénitent. On devine un immense bide derrière son bureau tant le souffle lui est pénible. Lorsque cette fois-ci le policier me demande mon nom, je n’ai aucune hésitation. Mais lorsque le bougre à ma gauche, à l’arcade sourcilière fracassée et à la lèvre ensanglantée, donne le sien, je sens quelque chose de colmaté dans le mien. Mon nom ne m’est plus apparu pur, il sembla sorti d’un arrangement, sans aucune attache avec les repères habituels que je m’étais fabriqués.
Ce n’est pas de la colère qui m’envahit, un torrent de questions m’obséda. Je suis qui pour porter un nom patchwork assorti d’incohérence. Où suis-je et quel rapport cet où entretient-il avec je. Mes repères n’ont été que la flaque de boue, les rues et le Redemption House du père Thomas. Au primaire et au secondaire je me revois toujours taciturne, souvent assis sans compagnon sous un arbre pendant la récréation ou seul dans la classe quand tous les autres gambadaient dans la cour de récréation ou couraient sur le terrain de foot.
Certes au primaire, à 17 ans je ne me voyais pas courir avec les garnements de six à douze ans. Mon cœur n’avait aucun aimant pour attirer sympathie ni ne se laissait attirer par l’un quelconque aimant des environs. L’aridité de mes rapports m’a souvent ainsi maintenu à l’écart du groupe. Eussé-je intégré un groupe que j’eusse plus tôt ressenti cette bizarrerie du nom que je porte : Thomas Lazare ? Le Redemption House, le primaire et le secondaire n’ont été pour moi que des repères fugaces. Mon véritable ancrage, si je dois me convaincre de la réalité, a toujours été cette flaque de boue où plusieurs femmes ont roué maman de coups, avant ces rues où le gabarit remplissait le ventre, donnait droit à une nuit dans la voiture en panne abandonnée à la rouille depuis des lustres, ou sur une table de légumes du grand marché, ou encore sur le banc d’une école, heureusement que les écoles chez nous ne ferment pas à clé, elles sont déjà si délabrées que les portes paraîtraient un luxe inutile. Même là encore, mon nom s’égarait, sonnait toujours comme Jackie Chan ou comme Maradona.
Soudain le bonheur que j’avais eu à être baptisé, à avoir un certificat de naissance puis de nationalité se dissipa d’un seul coup. La chute d’un empire d’illusions de plusieurs années. Personne jusque-là ne m’avait averti du désagréable effet du pot au rose lorsqu’il sortirait des coulisses. Le certificat de naissance avait été une victoire pour le père Thomas. Celui de nationalité aussi. Je le revois me félicitant « désormais tu es citoyen ». Qu’est-ce que le mot « citoyen » signifie-t-il vraiment pour quelqu’un qui ne s’accorde pas avec son nom ? J’avais choisi l’école pour m’élever par la compréhension, mais les profondes reculades dans lesquelles la compréhension de certains faits et situations me précipitait, érigeaient des doutes vertigineux, m’éloignaient davantage de mes condisciples, de mon entourage puis me faisaient les détester extrêmement et allaient contribuer à ma déchéance dans une logique de régression.
Le coup de poing du policier sur la table, son hurlement et sa gifle qui se succèdent me ramènent à la réalité : je suis au commissariat pour coups et blessures. Il me demande si je veux oui ou non répondre à la question. Je l’ai regardé fixement sans sourciller et lui ai répondu le germe de l’œil dans le germe de l’œil : « il m’a insulté « . « Tu es bâtard oui ou non », a demandé le policier. Je me suis éjecté de ma chaise, j’ai saisi le col de sa chemise et le poing qui est parti a ouvert deux larges blessures sur les lèvres. Cela a suffi pour mettre tout le commissariat en branle-bas de combat.
C’était un festin de lycaons affamés et assoiffés. A la fin je me suis retrouvé, le corps couvert de sang les mains dans les menottes. On me jeta dans la cellule du commissariat en compagnie de malfrats dont les faciès déjà les condamnaient à la potence.
En fait, sous l’impulsion du père Thomas, je m’étais inscrit en Droit. J’étais maintenant en année de licence. Ce jour-là, le professeur de droit civil venait de s’en aller. J’avais rangé mon cartable et au pas de la porte, j’entendis « eh toi le vieux bâtard, t’as compris ce que le prof a dit, c’est des bâtards comme vous qui polluent la vie ».
Je ne me contins pas, je marchai sur le vilain à la bravade d’un crapaud-buffle sur le bitume, quand approche une voiture. Tout de suite ses épaules s’affaissèrent dans un chuintement de pneu qui se dégonfle. La rage me propulsait. Je n’eus pas le temps de la déverser sur le misérable. Les étudiants s’interposèrent mais du sang coulait déjà sur son visage. La vue du sang m’apporta une piètre consolation, pourtant je sentais comme un creux en moi, un vide qui attendait d’être empli.
Un étudiant a alerté la police puis nous nous sommes retrouvés au commissariat où cet autre balourd m’a traité de b… Ah, lui ! Quand je l’aurai ! Je ne sais pas mais ce mot me donne des envies de meurtre.
Mes blessures n’attendirent pas deux jours ; elles commencèrent à suppurer. Par moment mon corps était parcouru de frissons. Personne n’en n’avait cure. Je compris que pour moi tout était fini. Le chemin abandonné où la vie m’avait catapulté mourait en cul-de-sac, comme de l’eau de ménagère jetée sur du sable, sans embouchure. Je me sentis la solitude des ruisseaux sauvages perdus dans les immenses forêts dont les eaux coulent sans sourire et dont le seul gémissement sur un roc rappelle un vagissement qui s’en va s’éteindre. Ni la farandole des branches, ni le tango agonisant des feuilles mortes, ni le flirt des cimes avec les étoiles du ciel n’émeuvent le ruisseau solitaire des forêts sauvages, ni ne détournent son cours. Il va à la rivière, je vais à la mort.
Deux mois plus tard, après que le père Thomas, plus soucieux de la pureté de mon âme que de la quiétude de mon cœur, vint me sortir de ce trou.
C’était la dernière image que je devais garder du père Thomas, la calvitie avancée, les brûlures du soleil sur le crâne, le poil des avant-bras blanchi. Il allait succomber à un accident de voiture alors qu’il retournait dans le Redemption House qui a vu défiler plus de mille enfants dont certains, retournés dans leur communauté d’origine, ne parlent parfois même pas le dialecte du terroir, n’ont aucune attache familiale et tempèrent autant que hypocrisie se peut, les vagues mouvantes de leur cœur. Destins de sable mouvant. Je n’ai nullement été affecté par la mort du père Thomas, au contraire, il m’a semblé que quelque tort venait d’être réparé.

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Commentaires

Sylvie
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C'est assez triste comme histoire. On ne peut imaginer la vie des enfants de rue sans vraiment s'immerger dans leur monde. Je trouve que le personnage est très courageux. Peu de gens seraient enclins à aller au primaire à 17 ans.