Les cœurs portent des masques (Extrait II)

6 octobre 2014

Les cœurs portent des masques (Extrait II)

(Voici le second extrait de la nouvelle (LES CŒURS MUETS PORTENT DES MASQUES)

Le lendemain, elle avait disparu. Je ne l’ai plus revue. Devant la porte de la mansarde, j’ai pleuré ; devant les regards indifférents des passants coquins, j’ai essoré mes yeux. Personne ne semblait me regarder. Je ne me sentais pas vu. La disparition de maman m’avait catapulté sur une île magique où je pouvais voir sans être vu, crier sans être entendu, tendre la main pour quémander quelques restes de repas sans que la main tendue ne soit aperçue.
Ce jour-là, tard dans la soirée, après pleurs sommeil, pleurs et sommeil, la faim me conduisit dans la cour de la maison la plus proche, celle du directeur de l’école, où je me contentai de regarder parents et enfants manger, sans se soucier un seul instant de ma présence. J’avançai enhardi par la faim et tendis une main ; le grognement d’un chien qui se régalait sous une table m’en dissuada.
J’errai de maisons en maisons et finis par me retrouver au marché. Devant l’étal d’une revendeuse de pâte de maïs et d’igname pilée, je m’empiffrai des restes des clients et y élus domicile.
Les premiers mois je retournais dormir dans notre case. Il n’y avait toujours pas de maman. Son image commença à s’effriter. Seule était encore vivace, l’image de maman maintenue et rouée de coups dans la boue. Puis un jour, certain qu’elle ne reviendra plus, que je ne la reverrai plus jamais, je m’en allai dans la rue sans rien emporter puisqu’il n’y avait rien à emporter. Même pas une photographie ! La rue me vit grandir dans la crasse jusqu’à cette sombre histoire de vol d’argent à laquelle je n’étais en rien mêlé, mais qui me valut d’être jeté en prison.

***
Qu’ils paraissent bien loin, tous ces souvenirs. Le temps impuissant, tout ce temps qui a soufflé dessus, n’a pas réussi à effacer l’image de ma mère maculée de boue.
Le curé qui m’accueillit à ma sortie de prison était bien jovial avec moi. Nous étions plus d’une cinquantaine dans le Redemption House du curé Thomas, tous d’anciens détenus mineurs, recueillis là, pour une préparation à la réinsertion dans la vie active.
Le Redemption House est à une centaine de kilomètres du chef lieu de la préfecture où nous vivions. Nous avions marqué le pas hors de la vie ; il s’agissait de nous y ramener propres. Il sentit très tôt que j’en voulais à tout le monde ; aussi me consacrait-il les reliefs de son temps. Les messes, les confessions, les paroissiens, les habitants, les voyages et ses amis qui venaient d’Europe en vingt-quatre heures, donnaient une crue à ses journées. Le curé était un fantôme qu’on croisait au hasard des regards dans la cour de la Redemption House.
Plus tard je parvins à la conclusion que le temps sans amour est dérisoire ; l’amour qui ne se rend pas complice du temps est stérile. J’ignore ce qui manquait au curé : l’amour ou le temps. Je sentais qu’il déployait un immense effort à me faire aimer la vie. Mais ma réticence était tangible.
Je finis, au bout de plusieurs années, par lui ouvrir des brèches où il accrocha des interdits : tu ne mentiras pas, tu ne voleras pas, tu ne tueras pas, tu ne seras pas paresseux, tu ne regarderas pas la femme de l’autre, quoique dans la rue, la femme ou la jeune fille n’appartînt à personne. De longues interdictions. Des fissures où il mit à germer des devoirs : tu respecteras ton père et ta mère, quoique je n’en eusse point, tu accepteras ton Dieu pour unique sauveur, tu aimeras ton prochain comme toi-même, tu iras tous les dimanches à la messe, et des etc. interminablement. Cela m’énervait qu’il articule mon éducation sur ce manichéisme ringard.
J’exécrais tout le monde. Je me surprenais même à haïr le père Thomas à cause de son acharnement à redresser les angles de mon éducation ratée.
Je m’interdisais surtout, et vainement, un retour aux plis et aux replis de ces premiers jours, l’accès à ces reliques, qui, si elles ne m’avilissaient ne m’honoraient nullement. Cela m’était désagréable de savoir que, plus je m’efforçais à les enfouir dans les profondeurs insoupçonnées de l’oubli, plus vivaces elles s’affichaient, plus patentes et plus imposantes elles m’apparaissaient.
Trois ans après mon arrivée au Redemption House, j’ai été baptisé. J’ai pris le nom de Lazare.
Le jour de mon arrestation, le policier me demanda mon nom et prénom. Maman m’appelait « Mon Trésor « . Dans la rue j’avais pris le nom de Jackie Chan. Au ballon, celui de Maradona. Alors lorsque le policier s’enquit de mon identité, je lui souris et lui répondis que je ne savais pas. « Soit ! Le nom de ton père ». « Je ne connais pas mon père. Je ne l’ai jamais connu ». « Ok le nom de ta mère ». Je ne sais pas. Je l’appelais maman. Aujourd’hui encore lorsqu’il m’arrive de penser à elle, c’est à « maman » que je pense. Le policier hébété, pensait certainement que je me payais sa gueule, à l’évidence, il en avait une qui se serait bien vendue sur le marché des gueules. J’étais pourtant sincère. Mais il ne pouvait pas le comprendre. Après m’avoir roué de coups, je n’avais pas toujours su mon nom ni celui de ma mère encore moins celui de mon père. Pour échapper à cette expansion de violence, j’avais fini par lui dire : « mes amis m’appellent Jackie Chan ». « C’est ça, et moi je suis Schwarzenegger ».
Il ne pouvait pas comprendre, le policier. Il faisait son job dans la rectitude que tout délinquant, tout voyou est menteur au carré, qu’il fallait le torturer avant que la vérité ne lui sorte ainsi qu’on tranche et presse un citron pour en extraire le jus. Il remit cette quête de mon nom plusieurs jours durant, tout ce temps et tous ces coups qu’il a eu plaisir à m’asséner ne m’ont point établi un certificat de naissance. J’étais personne ; il ne le comprenait pas. Je le savais et tolérais cette brutalité stérile.
Désormais j’avais un nom. Et je pouvais dire à quiconque me le demanderait que je m’appelle Lazare. Pour le jugement supplétif d’acte de naissance, je revois encore le curé écumant les couloirs du tribunal de première instance, le front dégarni ruisselant de toute sa sudation, la soutane trempée, devant des huissiers, greffiers, secrétaires et jusqu’au juge, tous athées, qui n’avaient aucun respect pour l’homme de Dieu. Le curé au bout de quelques mois avait fini par m’obtenir un papier en guise de naissance puis un autre reconnaissant que j’appartenais à ce pays. Il paraissait que sans ces deux papiers, on est personne. Je conclus à tous ces dires que jusque-là j’avais été véritablement personne.
J’ai dû aller à l’école. J’ai appris à lire et à écrire. Portant toujours en bandoulière mes souvenirs. Lorsque le père Thomas m’avait demandé : « qu’est-ce que tu veux faire ? », j’avais répondu : »je veux aller à l’école « . Il avait sourit trouvant un peu bizarre qu’à 17 ans, je veuille aller à l’école. La plupart, choisissaient la menuiserie, la mécanique ou la maçonnerie pour vite retrouver la vie, l’autre vie qui les avait déféqués dans les rues et les prisons, recouvrer les fronts brillants qu’ils avaient perdus. Moi j’avais choisi l’école. Somme toute, je n’avais nulle part où aller en quittant le Redemption House.
Je m’y étais attelé et à 27 ans, je décrochai mon BEPC.

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